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Un problème public sans public ? Les enjeux de l’antibiorésistance

Crédit photo : Cheick Saikou

Crédit photo : Cheick Saikou

La revue semestrielle Questions de communication consacre en 2016 un numéro spécial sur la construction du problème public de « l’antibiorésistance », c’est-à-dire la capacité d’un micro-organisme à résister aux effets des antibiotiques. Cette revue universitaire met un point d’honneur à réunir des contributions pluridisciplinaires : différentes approches dans le domaine des sciences humaines et sociales se confrontent, se croisent et s’alimentent mutuellement, et font ainsi naître des débats. Dans ce numéro, les différentes collaborations s’articulent autour de l’antibiorésistance. Si l’expression a été popularisée au cours de ces dernières années, notamment à travers les médias, le phénomène scientifique reste méconnu du grand public. Pourquoi cet écart entre reconnaissance d’un danger par le monde scientifique et prise de conscience collective et publique ? Les auteurs reviennent sur ce phénomène, un problème en quête de publics.

L’antibiorésistance est une forme de pharmacorésistance. Celle-ci est issue d’un mécanisme dont les bactéries et les virus sont dotés – mécanisme leur servant à s’adapter à des molécules toxiques qu’ils affrontent dans leur environnement. Cela a pour conséquence de réduire l’efficacité et l’utilité des antibiotiques sur le long terme. Ainsi, on reconnaît aujourd’hui que certaines souches virales et bactériennes sont particulièrement résistantes et donc difficiles à soigner, comme par exemple le staphylocoque. Bien que ce phénomène soit connu depuis la découverte des antibiotiques, il peine aujourd’hui à être débattu au-delà de la sphère scientifique, et à se construire comme « problème public »[1]. Le politiste Erik Neveu définit un problème public comme la transformation d’un fait social quelconque en enjeu de débat public et/ou d’intervention étatique[2]. Cette expression soulève une ambivalence dans le terme « public », pouvant à la fois désigner l’État comme les citoyens. Dans le cas de l’antibioresistance, le « public » renvoie à la sphère étatique.

Pour essayer de comprendre ce phénomène, la revue nous offre ici un dossier faisant intervenir des spécialistes et professionnels issus de l’ensemble des disciplines concernées (histoire, biologie, sociologie et science de l’information et de la communication). Elle apporte une vision globale et permet de dépasser le cas précis de l’antibiorésistance pour arriver à la problématique générale de la construction d’un problème public.

Cette problématique globale repose donc, à travers le cas de l’antibiorésistance,  sur le paradoxe entre l’apparition d’un problème sanitaire, son absence de réception dans la sphère publique, et sa difficile construction en un problème public. Les articles analysent ce phénomène, en utilisant différents points de vue, différents domaines de compétence et différentes méthodes.

Dès la découverte des antibiotiques en 1928, les scientifiques ont connaissance du phénomène, qui sera qualifié beaucoup plus tardivement d’ « antibiorésistance ». Alors qu’un axe narratif se construit peu à peu autour de ce « remède miraculeux », les scientifiques découvrent les dangers causés par une surrutilisation des antibiotiques. Malgré les premières alertes et plusieurs tentatives pour mettre en lumière les dangers, le grand public ne s’empare pas du sujet. La résolution est laissée au soin de des scientifiques, reconnus en ce temps comme autorité indiscutable sur la question. Il faudra attendre les années 1990 pour que ce problème soit publicisé et pour voir apparaître les premières campagnes de prévention, malgré des premières alertes lancées par Alexander Fleming, inventeur d’une substance antibiotique, dès 1969. Dans les années 1980, surtout en Suède et au Danemark, une interdiction dans l’élevage est imposée dès 1986. Et suite à la crise de l’Avoparcine (antibiotique fourni pour développer la croissance animale, interdit car il crée une résistance chez l’Homme), une interdiction dans toute l’Union Européenne finira par être instaurée en 1997[3].  Peu à peu, la responsabilité de l’État va être engagée, avec une contribution des médias dans la construction du problème public, comme l’expliquent Estera Badau dans « L’antibiorésistance à l’épreuve des discours de la presse agricole » et Emilie Roche dans « Anti-antibios ? Représentations de l’antibiorésistance dans la presse magazine entre 2001 et 2014 » . Cependant, l’absence d’un militantisme fort autour de l’antibiorésistance est au cœur du problème : sans action au-delà du domaine médical, la prise de conscience du public reste limitée.

Bien qu’aujourd’hui les acteurs scientifiques et le militantisme tiennent un rôle essentiel dans la construction des problèmes publics, l’État est le principal acteur de leur gestion. La culture des problèmes publics est en effet indissociable de l’État Providence, comme le rappelle Jocelyne Arquembourg, à la suite de Joseph Gusfield[4]. Premier acteur de régulation des problèmes sociaux et économiques, son rôle est de venir en aide aux citoyens fragilisés et de les prendre en charge. Or, ce modèle d’État Providence est aujourd’hui remis en cause. Critiqué  depuis la fin des années 1970 par les acteurs de la contre-révolution néolibérale, il ne semble plus pouvoir répondre seul à la gestion des différents problèmes publics. De nouveaux acteurs, privés ou para-publics, se sont alors emparés de ces questions, entraînant ainsi une véritable redéfinition de la gestion des problèmes publics.

La dispersion des acteurs s’illustre parfaitement dans le cas de l’antibiorésistance. En plus des actions menées par l’État, les particuliers ou des collectifs militants, de nouveaux acteurs se sont engagés dans la construction publique du phénomène.  Emilie Roche et Estera Badau soulignent d’ailleurs tout au long de leur article le rôle essentiel qu’ont tenu les divers titres de presse dans l’émergence de l’antibiorésistance dans la sphère publique. Bien plus qu’informer, ils ont permis la conceptualisation du phénomène autour de la désignation d’ »antibiorésistance »  dès 2006. La nomination constitue une étape essentielle dans toute construction d’un problème public, mais elle n’intervient que tardivement dans le cas de l’antibiorésistance. D’autres acteurs plus inattendus participent également à leur manière à la problématisation publique. Ainsi, comme l’explique Séverine Barthes, les séries télévisées médicales participent elles aussi à une prise de conscience des téléspectateurs.

Le sujet de l’antibiorésistance est donc un cas particulier car son analyse, sa diffusion et l’explication de sa non-construction en qualité de problème public relèvent de plusieurs domaines de compétences. Cette interdisciplinarité se traduit d’ailleurs par les différentes collaborations de la revue. L’apport pluridisciplinaire est en effet mis en avant à la seule lecture des sous-titres et de la présentation des auteurs, issus de domaines variés. Jocelyne Arquembourg, Estera Badau, Laurence Corroy et Emilie Roche ou Sevérine Barthes interviennent en tant que chercheuses en communication, information et médias, par des approches différentes et complémentaires. Antoine Andremont et Anne-Claude Crémieux, infectiologue et spécialiste de l’antibiorésistance, apportent un regard scientifique. Enfin, Nicolas Fortané, chercheur en sociologie et en science politique, met en évidence le rôle spécifique des acteurs professionnels et les enjeux agricoles et vétérinaires. Tous les aspects de la problématisation d’un phénomène dans la sphère publique sont donc abordés à travers une revue et permettent donc une contextualisation plus approfondie.

Le choix de cette contextualisation pluridisciplinaire nous offre, dans un premier temps, une approche diachronique. Pour comprendre le processus de construction inachevée du problème public, il faut en effet retracer l’histoire de l’antibiotique et de l’antibiorésistance. Les articles de Jocelyne Arquembourg « L’antibiorésistance en France, du risque à la menace pour la santé publique » et d’Anne-Claude Crémieux « Brève histoire du plan antibiotique du Ministère de la santé en  France », retracent les différentes étapes marquantes de l’histoire des antibiotiques. Elles en décrivent les grandes périodes (du miracle de l’antibiotique à l’antibiorésistance) et offrent également une approche plus focalisée sur les différentes politiques publiques, avec par exemple la campagne nationale de 2001.

Puis au fil des articles, les aspects biologiques et médicaux sont précisés et apportent à cette revue une approche scientifique. Antoine Andremont explique par exemple dans son article le fonctionnement d’une bactérie, et le processus de résistance de celle-ci face aux antibiotiques. Enfin l’analyse des discours menée par Jocelyne Arquembourg sur des articles du Monde, celui d’Estera Badau sur la presse agricole ou encore celui de Laurence Corroy et Emilie Roche sur la presse magazine française, permettent de comprendre le cheminement du discours concernant l’antibiorésistance et le processus de construction d’un « mot-événement ». Cette étape consiste en la conceptualisation d’un phénomène – alors nommé par différentes appellations, en un terme précis et unique.  Elle permet d’ « unir » plusieurs publics autour d’un même fait et crée alors une prise de conscience collective pour participer à la construction d’un problème public.

En plus de cet élargissement du champ d’étude pluridisciplinaire, nous constatons que la question de l’antibiorésistance ne se réduit pas qu’à la France. En effet, dans l’article d’Antoine Andremont, nous constatons par exemple que le problème est récurrent en Europe (principal foyer de fabrication de l’antibiotique) et dans le monde entier. Les enjeux sont donc importants et touchent toute la population, ce qui renforce l’intérêt de la question : pourquoi ce sujet n’arrive-t-il pas à émerger en tant que problème public ?

Le parti pris de la revue de se focaliser sur le thème de l’antibiorésistance est un choix judicieux qui permet de soulever un sujet plus vaste : par des approches diverses, les auteurs des articles reviennent sur la complexité de la construction d’un problème public. Ce qui résulte des analyses menées, c’est que le problème de l’antibiorésistance est peu visible, voire invisible. A l’instar d’autres enjeux comme la pollution de l’air dans les bâtiments, il ne trouve pas son public et ce malgré l’action de différents acteurs[5]. Le problème des antibiotiques a été en effet fragmenté dans la sphère publique. Les maladies étant méconnues, les victimes demeurent anonymes. Cela empêche toute représentation publique de la problématique. Pour beaucoup, la résistance des bactéries reste aujourd’hui un phénomène abstrait. Très peu objecté par les journalistes (dont le rôle dans l’émergence des sujets de société est primordial), le grand public n’a pas su/pu s’identifier à ce problème. Il est en effet perçu comme un danger éloigné, et ne permet aucune prise de conscience collective. Enfin, on constate un problème dans la désignation du “coupable”. Les médecins et vétérinaires sont les seuls experts de la question mais sont également pointés du doigt. Le problème semble rester majoritairement dans le domaine de la santé humaine alors que l’agriculture, de par l’élevage, contribue fortement à la résistance des bactéries.

Par Loïc Durler, Fanny Fournier, Camille Louradour et Nicolas Léger


[1] Les sciences sociales se sont particulièrement intéressées à ce concept depuis quelques années. On peut notamment noter l’article de Daniel Cefai,  « La construction des problèmes publics. Définition de situations dans des arènes publiques«  (1996), ou encore l’ouvrage d’Erik Neveu, Sociologie politique des problèmes publics (2015).
[2] NEVEU Erik, « L’approche constructiviste des ‘problèmes publics’. Un aperçu des travaux anglo-saxons » (1999)
[3]«  La Commission européenne a approuvé, sur proposition de M. Fischler, Commissaire chargé de l’agriculture et du développement rural, une directive visant à interdire, par mesure de précaution à caractère conservatoire, tout usage dans l’alimentation des animaux de l’additif « Avoparcine » dans l’Union européenne. » Le 30 Janvier 1997, effective le 1er avril 1997. (cf. Communiqué de presse du 30 janvier 2017 de la Commission Européenne)
[4] GUSFIELD Joseph R., Constructing the Ownership of Social Problems: Fun and Profit in the Welfare State”, Social Problems, 36(5), 1989, p. 431-441.
[5] Cf. FERRON Benjamin, CRESPIN Renaud, « Un scandale à la recherche de son public. La construction médiatique du problème de la ‘pollution de l’air intérieur’ en France (1995-2015) », Politiques de communication, 2/2016 (N° 7), p. 151-181.