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Stratégies de communication et traitement médiatique des mobilisations pro-palestinienne en France : le cas de « l’affaire » Salah Hamouri (2007-2012)

image-1-te%cc%82te-darticle« Depuis que Daech existe, on nous a oublié! » s’exclame Riad, un jeune palestinien d’Hébron au cours d’un échange informel avec un volontaire français en voyage de solidarité en Cisjordanie, en octobre 2016[1]. La guerre en Syrie et la naissance du groupe « Etat islamique » occupent, depuis 2011, les rédactions du monde entier – un phénomène encore accentué en France après les attentats sanglants de janvier et novembre 2015[2]. Cette forte médiatisation contribue non seulement à occulter le conflit israélo-palestinien, cet autre foyer de conflit au Moyen-Orient, plus ancien et habituellement traité à la loupe par les journalistes[3] mais, dans bien des cas, à jeter le discrédit sur les défenseurs de la cause palestinienne, parfois soupçonnés en bloc de défendre le terrorisme, l’islamisme radical voire des formes explicites ou masquées de haine raciale[4]. Historiquement, pourtant, les mobilisations pro-palestiniennes ont trouvé en France un terrain associatif, syndical et partisan fertile. Ce fut le cas notamment dans les années 1980, à partir des massacres des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila au Liban (1982) et le déclenchement de la première Intifada (1987) qui ont contribué à légitimer le combat du peuple palestinien pour un Etat indépendant, grâce notamment à un traitement médiatique plutôt favorable[5]. Cette situation a conduit à la création d’organisations, telles que l’Association médicale franco-palestinienne ou l’Association France-Palestine, qui fusionnent en 2001 pour créer l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS). Cette dernière compte aujourd’hui près de 5000 adhérents répartis dans plus de 100 comités locaux en France, et peut se targuer de constituer en source d’information crédible sur le conflit pour de nombreux journalistes[6]..  Ces mobilisations de la société civile ont, pendant longtemps, bénéficié du relais de la diplomatie française. Malgré des variations historiques en fonction des majorités gouvernementales, elle s’est illustrée sur la scène internationale[7], en particulier depuis l’époque du Général De Gaulle, par son attitude favorable au sort du peuple palestinien. Cependant, les transformations du conflit à partir du déclenchement de la seconde Intifada en septembre 2000, et l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007 ont largement contribué à renverser cette tendance au profit des groupes d’intérêt pro-israéliens[8]. Cette fermeture de la structure des opportunités politiques et médiatiques, peu propice à un traitement ample et favorable des revendications palestiniennes et pro-palestiniennes dans les médias, est parfaitement illustrée par ce que l’on peut appeler « l’affaire Salah Hamouri », entre 2007 et 2012. Jeune franco-palestinien vivant en Cisjordanie occupée, Salah Hamouri est incarcéré en 2005 dans une prison israélienne. Il est accusé d’appartenance au Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) et soupçonné d’avoir planifié un attentat contre le rabbin ultra-orthodoxe Ovadia Yossef, sans qu’aucune preuve n’ait jamais été apportée à cette allégation. Sa détention, qui dure plus de six ans, cristallise une partie des militants français de la cause palestinienne qui s’engagent dans une « course aux armements communicationnels »[9], largement tournée vers les médias, afin de libérer le prisonnier. Pourtant, l’affaire ne donne lieu qu’à un traitement médiatique minimal, qui contraste avec celui accordé à d’autres prisonniers politiques français à l’étranger. Quels ont été les moyens mis en œuvres pour la mise en visibilité et la légitimation de l’affaire Salah Hamouri ? Quelles conséquences ont-ils eu dans sa libération ? Quel traitement les médias français ont-ils réservé à ces mobilisations ? Eléments d’analyse.
Au centre de « l’affaire » se trouve Salah Hamouri. Ce jeune franco-palestinien est né le 25 avril 1985 d’un père palestinien et d’une mère française. Il grandit dans la partie Est de Jérusalem. Cette zone est normalement réservée aux Palestiniens, selon la résolution n° 181 de l’ONU (dit « plan de partage », 29 novembre 1947), mais de fait occupée militairement et peu à peu colonisée par Israël à partir de la guerre des Six-Jours de 1967, au prix de nombreuses expulsions et destructions de maisons palestiniennes[10]. Lors du déclenchement de la seconde Intifada en 2000[11], il s’engage pour la première fois dans une action collective, en participant avec d’autres jeunes aux affrontements conduits par ce que la politiste américaine Julie Norman appelle la « résistance civile »[12]. Cet engagement lui vaudra deux incarcérations dans les années qui suivent. Il rejoint les milliers de prisonniers politiques palestiniens actuellement en détention (on en compte environ 7000 en avril 2016)[13]. Les prisons israéliennes jouant traditionnellement un rôle d’école de socialisation politique pour les Palestiniens, ces périodes sont déterminantes pour son engagement militant : elles lui auront permis d’« entrer politiquement dans le sujet », écrit-il dans un livre paru en 2016[14]. Lors de sa dernière incarcération, de 2005 à 2011, Salah Hamouri est accusé par les autorités israéliennes, on l’a vu, d’être membre du FPLP[15], et d’avoir projeté l’assassinat du rabbin d’extrême-droite Ovadia Yossef, sans preuve. Après trois années de détention provisoire, il accepte un accord avec la justice israélienne au terme d’un marchandage de peine[16] afin d’échapper à une peine de quatorze ans. Il est alors condamné à sept années de prison, purgées essentiellement au centre pénitentiaire de Gilboa[17], dans le nord d’Israël. Il bénéficie cependant d’une libération anticipée dans le cadre d’un échange de 1027 prisonniers palestiniens contre Gilad Shalit, soldat israélien et citoyen franco-israélien, enlevé le 25 juin 2006 par les brigades «Izz Al-Din Al-Qassam», la branche armée du Hamas.

 La politisation de « l’affaire » Salah Hamouri

L’emprisonnement de Salah Hamouri serait sans doute resté un simple dossier juridico-administrative parmi de nombreux autres sans les mobilisations collectives qui ont contribué à sa visibilisation et à sa politisation. Selon Jacques Lagroye, toute action collective, c’est-à-dire toute « mobilisation d’individus ou de groupes d’individus apparaissant unis par une revendication commune », n’est pas forcément politique[18]. Un processus de « politisation » correspond à la « requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités »[19]. Comment le cas Salah Hamouri a-t-il été politisé par ses soutiens ?  Alors qu’il n’est pas, on l’a vu, le seul prisonnier politique palestinien détenu par Israël, Salah Hamouri va personnifier les autres prisonniers palestiniens, en jouant un rôle de victime « exemplaire » susceptible de faciliter la médiatisation de son cas et, à travers lui, de problèmes publics plus larges sur le conflit israélo-palestinien.
Comme le souligne Erik Neveu, « parler de construction des problèmes publics souligne que les processus de publicisation sont tout sauf naturels et spontanés »[20]. Un problème devient public quand il politise une question de société. Il convient donc de dire qu’un problème social, comme la question des prisonniers palestiniens, ne peut devenir un problème « public » qu’au prix d’une série de redéfinitions permettant d’insérer un cas singulier dans un cadre d’injustice collectif préalablement existant[21]. La personnification de la cause à travers la figure de Salah Hamouri permet de politiser ce que les autorités israéliennes auraient intérêt à réduire à une simple affaire judiciaire nécessaire au maintien de l’ordre et à la sécurité nationale. En contestant non seulement la légitimité mais l’illégalité, au nom du droit international, de l’emprisonnement de ce dernier en Israël, les militants et personnalités rassemblés autour de sa défense ont constitué l’affaire Salah Hamouri en un « problème public » permettant de dénoncer les conséquences de l’occupation israélienne des territoires palestiniens.
Une analyse plus précise des protagonistes de cette lutte permet de mieux comprendre la dynamique de leur mobilisation. En France, l’affaire Salah Hamouri est portée principalement par deux organisations: le Mouvement Jeunes Communistes de France (MJCF) et le Comité de soutien à Salah Hamouri. Ce dernier est composé notamment de représentants du Nouveau Parti Anticapitaliste, du Parti Communiste Français, du Parti Socialiste, mais également de chercheurs, de journalistes et d’associations (MRAP, AFPS..)[22].
Ces deux composantes se distinguent toutefois par leurs capacités inégales à mobiliser des ressources de légitimation politique. C’est ce dont témoigne les différences dans leurs stratégies de communication. Pour le MJCF, les actions mises en place relèvent plus particulièrement d’une action collective « au premier degré » mobilisant physiquement les militants dans l’espace public. C’est ce que révèle l’organisation d’une action visant à perturber une rencontre de football entre la France et les États-Unis en 2011, en présence du président américain Barack Obama. Cette dernière consistait à dresser une affiche dans les tribunes du Stade de France, sur laquelle était écrit un message détournant le slogan électoral bien connu de ce dernier : « Palestine, yes we can ». Selon Dominique Memmi la mise en avant de la dimension corporelle dans une pratique politique mérite l’attention à double titre, d’une part « parce qu’elle constitue une ressource comme une autre dans le combat politique », et d’autre part  « parce qu’elle constitue une ressource, en même temps, spécifique » [23]. Evacués manu militari du stade de France, les militants terminent la nuit au poste de police: le coup de force symbolique consistant à introduire un enjeu politique aussi sensible lors d’un événement sportif international ne peut manquer de susciter la désapprobation des acteurs qui ont intérêt à la dépolitisation d’une telle arène publique.

Timbre à l’effigie de S. Hamouri, produit par le comité de soutien

Timbre à l’effigie de S. Hamouri, produit par le comité de soutien

De son côté, le Comité de soutien, dirigé par Jean-Claude Lefort, ancien député communiste du Val-de-Marne (1988-2007) et élu en 2009 président de l’Association France-Palestine Solidarité, privilégie non pas une stratégie de politisation par l’engagement des corps protestataires, mais l’utilisation d’instruments de communication indirects, de la production de timbres à l’effigie de Salah Hamouri à la rédaction d’articles de presse dans les médias. Une stratégie qui, on va le voir, contribue à rendre davantage visible et légitime le cas du prisonnier franco-palestinien, mais au prix de concessions symboliques aux intermédiaires – notamment les journalistes – sur lesquels les militants doivent compter
 

 Coûts et bénéfices de la médiatisation: la lutte épineuse pour la visibilité

 Comme le souligne Olivier Voirol, la construction historique d’un espace publique médiatisé, a contribué à structurer les médias de communication comme des centres de pouvoirs[24]. Les grands médias de communication, en particulier aujourd’hui la télévision, détiennent le pouvoir de sélectionner les événements qui doivent être médiatisés ou non, en imposant des formats standardisés dans lesquels les actions collectives doivent s’inscrire pour avoir une chance de voir leurs revendications exposées à un large public. Cette lutte « épineuse » pour la visibilité, car le temps d’attention des journalistes et des publics est un bien rare dans les arènes médiatiques et exige de nombreux sacrifices de la part des organisations militantes[25], a façonné des nouvelles façons d’entreprendre des pratiques de luttes collectives  : on voit apparaître ce que Patrick Champagne appelle des « manifestations de papier » organisées « par et pour les médias »[26]. Ainsi, le MJCF a mis en place quelques actions « coup de poing » destinées à faire gagner en visibilité et faire entendre leurs revendications sur le cas Salah Hamouri, mais aussi pour mobiliser l’opinion publique et les décideurs politiques. Les relations entre les mouvements sociaux et les instances gouvernementales s’opèrent rarement sans cette mise en visibilité que permettent les médias de masse[27].
En quoi la stratégie de politisation de l’affaire Salah Hamouri peut-elle être analysée comme une « lutte pour la visibilité » ? Il s’agit d’un groupe d’acteurs souffrant d’un manque de visibilité et de reconnaissance en raison d’un contexte politique et médiatique défavorable aux revendications en faveur de la Palestine et qui, par divers procédés d’action collective dans l’espace public concret ou médiatique, cherche à maximiser son exposition publique, faire connaître sa cause et bénéficier d’une plus grande adhésion des citoyens et des dirigeants. L’exemple de l’action « Palestine, yes we can » montre bien que les militants cherchent à faire coup double : revendiquer la libération de Salah Hamouri et plus largement défendre la cause palestinienne, mais aussi exprimer un droit à la visibilité sur la scène publique qui, on va le voir, leur est de facto refusé par la quasi-absence de relais dans les médias. Dans ces conditions, la lutte pour la visibilité n’est plus un volet secondaire de l’action, mais en vient à être considéré comme l’une de ses dimensions structurantes.

 Les enjeux du traitement médiatique de laffaire Salah Hamouri

Évolution du nombre total d'article sur Salah Hamouri dans la presse nationale et régionale française entre 2007 et 2012 et, parmi les titres qui ont le plus suivi l'affaire, par trimestre (source : Factiva)

Évolution du nombre d’article sur Salah Hamouri dans la presse nationale et régionale française entre 2007 et 2012 (calcul Factiva)

 
 
 

Tableau récapitulatif des principaux titres de presse ayant publié des articles sur Salah Hamouri entre 2007 et 2012 (calcul Factiva).

Tableau récapitulatif des principaux titres de presse ayant publié des articles sur Salah Hamouri entre 2007 et 2012 (calcul Factiva).

Le graphique et le tableau ci-dessus, donnent une vue d’ensemble des publications de presse nationale et régionale relatives à « l’affaire Hamouri » entre le 3e trimestre 2007 et le 1er trimestre 2012[28]. A partir du premier trimestre 2009, on constate une augmentation notable des publications sur le sujet. Cette évolution est à mettre en lien avec les nouveaux éléments qui s’ajoutent à l’affaire : la demande de libération anticipée de Salah Hamouri est refusée et la ville de Grigny fait de lui son « citoyen d’honneur ». De plus, suite une prise de parole de François Cluzet sur France 2, favorable à la libération de Salah Hamouri (cf point suivant) on observe une légère hausse des publication (51 au troisième trimestre 2009). Les publications restent ensuite relativement stables (entre 20 et 40 publication par mois) jusqu’à sa libération, qui entrainera une augmentation manifeste des publications, s’élevant au nombre de 141 au troisième trimestre 2011.
Une autre série de calculs présentés dans le graphique ci-dessous permet de comparer les publications de presse, en France, relatives à l’emprisonnement de Salah Hamouri en Israël et celles relatives à l’emprisonnement du soldat franco-israélien Gilat Shalit dans les territoires palestiniens, entre le 3e trimestre 2007 et le 1er trimestre 2012. Ces données montrent l’importante différence de couverture médiatique entre ces deux affaires concernant, dans les deux cas, des citoyens français ayant une double nationalité emprisonnés. Le nombre d’articles consacrés à « l’affaire Hamouri » ne dépasse pas la centaine par trimestre, mise à part pour sa libération, alors que « l’affaire Shalit » bénéficie d’un nombre d’article situé entre 100 et 850 fois par trimestre à partir du 1et trimestre 2008 et jusqu’au 1er trimestre 2012. Le contraste de traitement de ces deux cas par la presse française nous donne à voir une tendance éditoriale à relayer moins facilement le récit d’un prisonnier palestinien en Israël, que celui d’un prisonnier israélien en Palestine.

Nombre d’articles relatifs aux emprisonnements de Salah Hamouri et Gilad Shalit entre le 3e trimestre 2007 et le 1er trimestre 2012 (calcul Factiva)

Pour saisir les logiques de la médiatisation de l’affaire Salah Hamouri, revenons un instant sur la chronologie des événements. Salah Hamouri est arrêté et emprisonné en mars 2005. Mais ce n’est que deux années après son incarcération, le 10 octobre 2007, que le quotidien L’Humanité publie le premier article relatif à l’affaire dans la presse française. La publication de cet article coïncide avec la création du comité de soutien à Salah Hamouri. Elle est suivie par une intervention inopinée, car non convenue au préalable avec la rédaction, de l’acteur François Cluzet sur France 2 en faveur de Salah Hamouri. Cet épisode est crucial dans l’affaire. Dans l’émission « 13h15, le dimanche », diffusée le dimanche 8 novembre 2009 et présentée par le journaliste Laurent Delahousse, sont invités Jean-François Copé, à l’époque Président du groupe UMP à l’Assemblé Nationale et Francois Cluzet, célèbre acteur français. Pendant un débat sur l’« identité nationale », François Cluzet , prend la liberté d’aborder un sujet qui lui tient à cœur : l’emprisonnement de Salah Hamouri en Israël. Après avoir compris qu’aucun de ses interlocuteurs connaissaient le cas de Salah Hamouri, l’acteur s’insurge face au journaliste :

« Nicolas Sarkozy a dit “J’irai chercher n’importe quel français, quoi qu’il est fait, où qu’il soit. Or Salah Hamouri depuis 4 ans, il est en prison, en Israël […] personne n’en parle, vous ne savez même qui c’est, et Mr Copé non plus ».

Pendant une minute, François Cluzet opère un coup de force symbolique, grâce à un cadrage mettant en lumière ce qu’il estime être une anormale invisibilité politique et médiatique de cette affaire, et réussit à créer un moment de tension sur le plateau de l‘émission. Cette intervention, dont nous avons appris qu’elle avait été réfléchie auparavant avec Jean-Claude Lefort, est rendue possible grâce à la position de l’acteur français, jugée comme plus légitime pour apparaître sur les scènes publiques, dont il se sert volontiers afin de protester contre ce qu’il considère comme une injustice.
Cette mise en scène et cette mise en mots de la cause de Salah Hamouri contrebalance-t-il ce que le politiste israélien Gadi Wolfsfeld appelle le « principe d’inégalité cumulative » dans la médiatisation des conflits politiques ? A partir d’une étude portant sur les conflits au Proche-Orient dans les années 1980-1990, ce chercheur formule l’idée que les groupes d’intérêt qui parviennent à faire valoir leur point de vue dans les médias bénéficient généralement d’un statut social et politique élevé, de ressources organisationnelles importantes et proposent des changements politiques modérés – autant de caractéristiques qui, dans le contexte français des années 2007-2012, s’appliquent assez bien aux organisations pro-israéliennes (en laissant à chacun la liberté d’apprécier ce qu’« ’être modéré » veut dire)[29]. Les challengers, qui représentent des groupes socialement et politiquement dominés, faiblement dotés en ressources organisationnelles et proposant des changements radicaux ont donc généralement, à l’instar des groupes pro-palestiniens français à la même époque, peu de chances de gagner la bataille des médias[30]. Ainsi, en évoquant l’affaire Salah Hamouri, François Cluzet se sert de son capital symbolique de « personnalité », qui lui facilite l’accès aux plateaux des chaînes de télévision, pour mettre en lumière une cause défendue par des groupes à faibles ressources, à l’exemple du comité de soutien à Salah Hamouri.
L’intervention de François Cluzet et l’intrusion de l’affaire dans un média de grande diffusion, à une heure de grande écoute, combiné à la mise en place du comité de soutien contribue à un jeu de reprises dans différents titres de la presse française, en particulier en 2009, comme le montrent nos calculs (voir graphiques précedents). Mais cette médiatisation reste toutefois limitée, en comparaison du traitement réservé à d’autres prisonniers français à l’étranger – que le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, avait juré de libérer par tous les moyens, comme Florence Cassez.
L’abondante couverture médiatique du journal L’Humanité constitue toutefois une exception à cette règle et va contribuer à l’élévation de l’histoire d’un prisonnier franco-palestinien au rang d’« affaire Hamouri ». La forme « affaire » est un moyen puissant de couverture médiatique des problèmes sociaux, car elle permet diverses formes de scandalisation qui encouragent la mobilisation des soutiens potentiels[31]. Ainsi, une « affaire » suppose l’action d’un enquêteur animé d’une exigence d’éthique et de justice à la recherche de faits, qui peut difficilement être réduit à une arrière-pensée politique[32]. Le traitement médiatique relativement conséquent est également réalisé par le quotidien régional Le Progrès s’explique par le fait que ce dernier couvre l’actualité du département de la mère de Salah Hamouri, l’Ain. On trouve là une illustration des logiques de proximité éditoriale, qui constituent un instrument de légitimation et un argument de vente de la PQN[33]. A la différence des titres de la presse nationale, dont le traitement éditorial de l’affaire Hamouri est davantage politisé dans le but d’interpeller les élus et les cercles diplomatiques, celui des journaux régionaux est plus souvent basé sur le récit de l’expérience de personnes ordinaires : une mère de famille. La presse régionale va s’intéresser à l’affaire à travers le combat de la mère de Salah Hamouri pour sa libération[34]. L’Agence France Presse traite également l’affaire dans des proportions supérieures à la plupart des supports de presse nationaux, en-dehors de L’Humanité. Toutefois, les dépêches de l’AFP sont finalement très peu reprises par les grands quotidiens nationaux.
Comment expliquer ce faible écho médiatique rencontré par la défense de Salah Hamouri en France ? Faut-il y voir, comme le pensent certains analystes et journalistes, un parti-pris « pro-israélien » de la presse française qui conduirait à un traitement faible et souvent défavorable des revendications en faveur de la cause palestiniennes[35] ? Faut-il, comme le suggèrent Jacques Walter et Béatrice Fleury, considérer que ce sont d’abord les routines de travail qui dominent le quotidien des professionnels de l’information, davantage qu’un parti-pris idéologique, qui expliquerait les biais dans le traitement du conflit israélo-palestinien[36] ? Les pressions rédactionnelles, qui imposent d’écrire toujours plus vite et plus court, n’arrangent rien à la confusion qui règne sur ce conflit pour de nombreux lecteurs. De plus, l’affaire Hamouri ne se plie pas à la forme de la « bonne actualité » télévisuelle : Salah Hamouri étant détenu, il est impossible de fournir des images, et a fortiori des images « chocs », sans lesquelles il n’est pas d’actualité télévisée possible. Faut-il, comme Françoise Germain-Robin, journaliste spécialiste du Moyen-Orient, expliquer cette faible médiatisation par la très grande complexité du conflit israélo-palestinien en général, et du cas Salah Hamouri en particulier, qui constituerait un obstacle cognitif empêchant les journalistes généralistes de se sentir autorisés à avoir une opinion arrêtée sur le sujet[37] ? La sociologie du journalisme a bien montré que, de façon générale, les entrepreneurs de cause qui cherchent à diffuser un « cadres d’injustice » dans les médias se heurtent aux principes qui fondent la « grammaire » officielle du journalisme  (objectivité, équilibre des points de vue, recoupement des informations, etc.)[38], et qui tendent à donner un privilège – non systématique – aux cadrages dominants en termes de défense de la loi et de l’ordre (Law and order)[39].
Ainsi, comme on a pu le voir, les actions collectives menées pour la libération de Salah Hamouri ont été, bien que fortement tournées vers la mise en visibilité de la cause, peu médiatisées et n’expliquent pas sa libération le 18 décembre 2011 qui intervient dans le cadre d’un échange collectif de prisonniers. L’affaire Salah Hamouri témoigne d’une certaine invisibilisation, en France de la question palestinienne et de ses différents acteurs en France, particulièrement forte au cours des dix dernières années, malgré les luttes menées par les militants pour sortir de l’inexistence médiatique. Les actions collectives mises en place n’ont pas réellement eu d’influence sur la médiatisation de l’affaire et cette dernière a été exclue du spectre de la visibilité médiatique. Après sa libération, il se marie à Elsa Lefort le 29 mai 2014. Mais en octobre 2015, surveillé de près par les autorités israéliennes, il est interdit de séjour en Cisjordanie et se voit dans l’impossibilité de poursuivre ses études d’avocat à l’université de Bir Zeit, près de Ramallah. Le 5 janvier 2016, c’est sa femme qui se voit refoulé à l’aéroport de Ben Gourion par la douane israélienne, alors enceinte de 6 mois et est mise en garde à vue dans des conditions indécentes. Aujourd’hui, Salah Hamouri et Elsa Lefort sont toujours mariés, mais 4500 km les séparent[40].

 Léa Petit, Ismaël El Hajri, Émilia Davodeau, Simon Duquerroir


[1] Hébron, 23 octobre 2016
[2] Pierre Lefébure, Claire Sécail, Le défi Charlie. Les médias à l’épreuve des attentats, Paris, Lemieux éditeur, 2016.
[3] Béatrice Fleury, Jacques Walter (dir.), Les médias et le conflit israélo-palestinien, Recherches textuelles, numéro 9, Université Paul Verlaine, Metz, 2008
[4] A ce sujet, voir les condamnations en France, en novembre 2015, de militants appelant au boycott économique et culturel de l’Etat d’Israël, dans le cadre de la campagne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) pour dénoncer l’occupation des territoires palestiniens et les exactions de l’armée israélienne – condamnations qui font de la France, d’après le quotidien Le Monde, « l’un des rares pays du monde, et la seule démocratie, où l’appel au boycott par un mouvement associatif ou citoyen pour critiquer la politique d’un Etat tiers est interdit » (Jean-Baptiste Jacquin, « L’appel à boycotter Israël déclaré illégal », Le Monde, 6/11/2015. Url :  http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/11/06/l-appel-au-boycott-de-produits-israeliens-est-illegal_4804334_1653578.html#o1xiiCRx3AhDdOzI.99) [consulté le 22/11/2016]
[5] Paul Jalbert, « ‘News speak’ about the Lebanon War”, Journal of Palestine Studies, 14/1 (53), 1984, p. 16-35, Eitan Alimi, “Discursive Contention: Palestinian Media Discourse and the Inception of the ‘First’ Intifada”, The Harvard International Journal of Press/Politics, 12(4), 2007, p. 71-91
[6] http://www.france-palestine.org/-L-AFPS-qui-sommes-nous- [consulté le 22/11/2016]
[7] C’est particulièrement le cas vis-à-vis de la diplomatie étasunienne, historiquement marquée par des positions pro-israélienne (John J. Mearsheimer, Stephen M. Walt, Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, Paris, La Découverte, 2007).
[8] Marc Hecker, Intifada française ? De l’importation du conflit israélo-palestinien, Paris, Ellipses, 2012
[9] Erik Neveu, « Médias et protestations collectives », in Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, Paris, La Découverte, Recherches, 2010, p. 245-264
[10] Sylvaine Bulle, « Jérusalem-Est : Les sinistrés de la ville-monde », Multitudes, 3/2004 (no 17), p. 165-173
[11] La seconde Intifada désigne une série d’affrontements entre l’armée israélienne et la résistance palestienne qui fait suite à une longue « trêve » après les (faux) espoirs suscités par les Accords d‘Oslo (1993 et 1995). Ces derniers n’ont pas empêché la poursuite de l’extension des colonies israéliennes (Julien Salingue, « Retour sur les Accords d’Oslo (1993-1995) », Mondialisation.ca, 21 avril 2008).
[12] Julie Norman, The Second Palestinian Intifada. Civil resistance, London & New York, Routledge, Studies in Middle Eastern Politics, 2010
[13] http://www.ifamericansknew.org/stat/prisoners.html [consulté le 22/11/2016].
[14] Salah Hamouri et NordineIdir, Palestine-France : Quand les jeunes résistent, Regards Croisés, Le Temps des Cerises, 2016
[15] Le FPLP est un parti marxiste-léniniste créé en 1967 considéré comme une « organisation terroriste » par plusieurs Etats dont Israël, les Etats-Unis ou l’Union européenne Pour une histoire détaillée des partis politiques palestiniens, voir Xavier Baron, Les Palestiniens. Genèse d’une nation (2000), Paris, Le Seuil, Points histoire, 2003. Pour une histoire du FPLP par l’un de ses leaders historiques, voir Georges Habache, Les révolutionnaires ne meurent jamais. Conversations avec Georges Malbrunot, Paris, Fayard, 2008
[16] Le marchandage de peine, dans le système anglo-saxon, sert à réduire la peine demandée par le procureur. En contrepartie l’accusé doit s’avouer coupable.
[17] À son arrestation S. Hamouri est isolé pendant 3 mois dans la prison de Moskobiah à Jérusalem. Il est ensuite transféré à la prison de Beersheba où il reste un an et demi, puis est transféré au centre de Hadarim, puis à Rimonim et est finalement emprisonné dans la prison de Gilboa en 2009.
[18] Jacques Lagroye, Sociologie Politique, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politique & Dalloz, Amphithéâtre, 1991, p. 294
[19] Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003 (Socio-histoires), p. 361.
[20] Emmanuelle Henry, « La construction des problèmes publics », in Dictionnaire des mouvement sociaux, Paris, Presse de Science Po (P.F.N.S.P), « Références », 2009, p. 646
[21] Jean-Gabriel Contamin souligne que, « pour qu’il y ait mobilisation, il faut […] au préalable qu’une masse critique de gens aient socialement construit une représentation commune de la situation comme injuste et immorale et non comme malheureuse et au moins tolérable. Autrement dit, il ne saurait y avoir mobilisation sans alignement des cadres d’interprétation des individus autour d’un cadre commun […] L’alignement des cadres d’interprétation suppose une activité de cadrage (framing) de la part des entrepreneurs de mobilisation. Ceux-ci cherchent en effet à influer sur les représentations de la réalité qui sont celles de leurs différents publics. Ils s’engagent donc dans un travail de cadrage en pensant, à tort ou à raison, que la lutte de représentation est un préliminaire à l’action » (Jean-Gabriel Contamin, « Analyse des cadres », Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), « Références », 2009, p. 38-46).
[22] Liste des premiers signataires : http://michelu.elunet.fr/public/michelu.elunet.fr/Comite_national_de_soutien_a_Salah_Hamouri1.pdf
[23] Dominique Memmi, « Le corps protestataire aujourd’hui : une économie de menace et de la présence », Sociétés Contemporaines, 1998. Lien hypertexte : http://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1998_num_31_1_1772
[24] Olivier Voirol., « Les luttes pour la visibilité. Esquisse d’une problématique », Réseaux, « Visibilité/Invisibilité », 129-130/1-2,  2005 p.105
[25] “Thorny Struggle for Visibility” (Sarah Sobieraj, Soundbitten. The Perils of media-centered political activism, New York University Press, 2011)
[26] Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1990
[27] Olivier Voirol., « Les luttes… op. cit., p.106
[28] Calcul effectué sur la base Factiva à partir du mot clé <salah hamouri.
[29] Marc Hecker, Intifada française… op. cit.
[30] Gadi Wolfsfeld, Media and Political Conflict. News from the Middle East, Cambridge, Cambridge University Press, 1997
[31] Erik Neveu, « 12. Médias et protestation collective », Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, « Recherches », 2010, p. 51
[32] Luc Boltanski, Elisabeth Claverie, Affaires scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Stock, 2007.
[33] Roselyne Ringot et Yvon Rochard, « Proximité éditoriale : normes et usages des genres journalistiques », Mots. Les langages du politique [En ligne], 77 | 2005, mis en ligne le 31 janvier 2008
[34] La mère de Salah Hamouri revient ce week-end à Bourg, sa ville natale, Le Progrès, 22 avril 2011
Lien hypertexte : http://www.leprogres.fr/ain/2011/04/22/la-mere-de-salah-hamouri-revient-ce-week-end-a-bourg-sa-ville-natale
[35] Voir notamment Denis Sieffert, Joss Dray, La guerre israélienne de l’information, Paris, La Découverte, 2002, Denis Sieffert, La nouvelle guerre médiatique israélienne, Paris, La Découverte, 2009. Robert Bistofli explique pour sa part la quasi-invisibilité médiatique de l’affaire par la présence dans les médias de nombreux intellectuels et chercheurs défenseurs d’Israël. C’est le cas de Patrick Drahi : ce milliardaire est notamment président du groupe Altice (BFM TV, Libération, L’Express) et fondateur de la chaîne I24news dont l’objectif est de défendre le point de vue israélien en dehors de ses frontières.
[36] Béatrice Fleury, Jacques Walter (dir.), Les médias… op. cit.
[37] Le CVPRO, Le traitement par les médias français du conflit israélo-palestinien. Le Scribe l’Harmattan, 2007
[38] Cyril Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000
[39] Erik Neveu, « Médias, Mouvements Sociaux, Espaces Publics », Réseaux, 1999, 17/98, p. 35.
[40] Pierre Barbancey, Elsa et Salah Hamouri dans le viseur. L’Humanité, 20 janvier 2016
Lien hypertexte : http://www.humanite.fr/elsa-et-salah-hamouri-dans-le-viseur-596143