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Le «djihad-gate» ou «la chasse aux djihadistes» au sein des établissements scolaires

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Le 21 novembre dernier, Mediapart nous révélait l’existence d’un document pour le moins intéressant. Ce dernier diffusé, par courrier, par l’Académie de Poitiers est présenté comme étant un outil de prévention à la radicalisation en milieu scolaire, comme son titre l’indique. Cependant, cet outil, comme nous allons le voir par la suite, s’apparente plus à un outil de stigmatisation que de prévention.

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Une collaboration étroite entre le ministère de l’Education et de l’Intérieur

Les chefs d’établissement de la Vienne ont été les premiers à recevoir ce document mais une diffusion plus large auprès des cadres de l’éducation serait susceptible d’avoir lieu compte-tenu des récents événements. En effet, Nicolas Bray, conseiller en charge de la vie scolaire, de la prévention des violences scolaires et des relations avec les parents d’élèves auprès de la ministre de l’Education Najat Vallaut-Belkacem, contacté par Mediapart, a confirmé « qu’une politique de formation des cadres a bien commencé et que des outils sont mis en place en étroite collaboration avec le ministère de l’Intérieur ».

Cette politique de formation a été établie suite au plan national de lutte contre la radicalisation lancé en avril dernier par le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve. Plan qui, selon ce dernier,  vient répondre aux problèmes croissants de radicalisation de la jeunesse française, en apportant un soutien aux familles victimes de ce phénomène (cf. extrait de son discours ci-dessous).

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Face à cette potentielle rupture de dialogue entre parents et enfants, mise en exergue ici, et les conséquences qui s’en suivent, le ministère de l’Intérieur a jugé légitime d’agir pour limiter cette dérive. D’où cette collaboration étroite mise en place avec le ministère de l’Education, pour une intervention au sein même des établissements scolaires français.

A priori cette initiative ne pose aucun problème puisque le ministère de l’Intérieur se doit d’assurer  la sécurité de ses concitoyens au sein du territoire français et le ministère de l’Education, de former les citoyens de demain en veillant à leur transmettre les valeurs et fondements de notre République. Néanmoins la méthode employée pour lutter contre cette radicalisation risque de stigmatiser un certain nombre de citoyens français, voire instituer un climat islamophobe déjà de plus en plus visible au sein de notre société.

Un outil de prévention fortement stigmatisant

 Envoyé par courrier, ce document de prévention à la radicalisation en milieu scolaire, présenté sous forme de Powerpoint, a pour principal objectif de munir ces professionnels de l’éducation d’éléments leur permettant de repérer un élève ou étudiant en proie à une dérive vers des mouvements extrémistes.

Premier point que nous pouvons soulever ici, le fait qu’un tel outil ait été conçu pour une population intéressée par l’Islam ou initialement de confession musulmane. Bien que les récents événements survenus en Syrie, ou dans d’autres régions du monde, nécessitent certaines mesures sécuritaires et une vigilance toute particulière, la création d’outils de prévention vaut aussi bien pour n’importe quel mouvement radical qu’il soit religieux, idéologique ou politique. Il est indéniable qu’une montée croissante de l’extrême droite, à savoir le Front national, est susceptible de s’avérer, elle aussi, dangereuse pour notre République.

Pour en revenir au document en question, celui-ci résume en 14 diapositives l’historique ainsi que la situation actuelle de la radicalisation, les indicateurs de cette dernière, les outils de prévention, les actions menées dans le département de la Vienne et enfin les ressources disponibles.

Parmi la liste des indicateurs énoncés, nous pouvons retrouver des « signes extérieurs individuels », à savoir des signes ostentatoires tels que :

  • Une « barbe non taillée et une moustache rasée ». Attention la précision est très importante puisqu’il ne faudrait surtout pas suspecter les individus portant une barbe à la façon « hipster », cette nouvelle tendance en vogue chez les jeunes âgés de 18 à 25 ans. Auquel cas, bon nombre de jeunes seraient potentiellement en phase de radicalisation !
  • Un « habillement musulman », qu’il serait bon de détailler puisque ces termes restent assez flous dans leur ensemble et en somme, ne veulent pas dire grand-chose.
  • Une « perte de poids liée à des jeûnes fréquents ». Cet indicateur est tout à fait étonnant et mérite une attention particulière. D’une part, parce que le personnel éducatif, si jeûne fréquent il y a, n’en est pas forcément informé donc il serait difficile de lier une quelconque perte de poids au jeûne. D’autre part, parce que la perte de poids chez les enfants/adolescents (ou même adultes) peut être causée par une multitude de facteurs comme des troubles psychologiques (d’origines diverses) ou encore d’une maladie qu’elle soit chronique ou non.

Mais ce n’est pas tout puisque le ministère de l’Education indique également certains « comportement individuels » pouvant être liés à une phase de radicalisation chez les jeunes.

Parmi eux, la référence à l’injustice en Palestine comme signe évident d’une islamisation. Sachant que l’évocation de l’oppression palestinienne ne fait nullement l’objet d’une récupération exclusive de la part des personnes de confession musulmane, mais plutôt de toutes personnes soucieuses du respect des Droits de l’Homme.

Une fois cette énumération faite, une présentation de 5 profils est proposée aux chefs d’établissement. Ainsi nous retrouvons : « Lancelot », « Mère Térésa », le « Porteur d’eau » , le « GI » ou encore « Zeus ».

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Tous ces éléments, précédemment énoncés, contribuent au final à mettre des jeunes dans des cases et ainsi les stigmatiser. Tout phénomène de radicalisation (religieux, idéologique ou politique) constitue avant tout le signe d’un malaise social. Et plutôt que de pointer du doigt tel comportement qui émanerait de telle personne, il serait bien de se poser les questions suivantes: pourquoi ces jeunes hommes ou femmes se tournent vers des mouvements radicaux ? Qu’est-ce qui les attirent et que gagnent-ils à rejoindre ces courants ?

Les conséquences d’une telle initiative

L’objet étudié ici, à savoir cet outil de prévention à la radicalisation en milieu scolaire, tend à répondre à une situation préoccupante. En effet, le ministère de l’Intérieur aurait dénombré, en septembre dernier, plus de 900 jeunes ressortissants français concernés par le djihad.

Or, la création d’un support Powerpoint, diffusé par courrier, ne saurait outiller les cadres de l’éducation face à une telle situation.

De fait, ce support n’est pas conçu pour une telle utilisation. Une présentation Powerpoint a pour usage d’être très épurée en contenu textuel ; seules quelques courtes phrases voire des mots-clés ainsi que des visuels doivent y être intégrés. Et pour cause, cet outil ne saurait être efficace sans un accompagnement et une présentation orale faite par son créateur, dans laquelle il étaye ses propos.

Ainsi cet usage, ici présent, risque d’engendrer des conséquences néfastes. Le fait de dresser une telle liste d’indicateurs, envoyée par voie postale, tend à créer ou renforcer des préjugés et stéréotypes ; dans la mesure où l’on offre aux destinataires un schéma préconstruit de pensée.  Ces mécanismes réducteurs, induits par l’emploi de termes s’inscrivant dans un système de représentation, peuvent s’avérer, dans certains cas, utiles à notre compréhension du monde social tout comme ils peuvent aussi être dangereux.

En effet,  l’emploi de certaines formulations caricaturales peut conduire à une stigmatisation, qui paraît ici presque inévitable. C’est à dire, « une accusation sévère et publique, une flétrissure morale portée à l’encontre d’une personne, de ses actes, de sa conduite »[1]. Voire même à une discrimination et exclusion des individus suspectés.

Comme le précise le sociologue Ervin Goffman, «un stigmate représente donc en fait un certain type de relation entre l’attribut et le stéréotype »[2]. Cette relation sociale, entre l’élève stigmatisé ici et son tuteur éducatif, ne saurait qu’être dépréciable puisque le stigmate est un attribut disqualifiant, pour l’individu qui en est porteur, et donc l’empêche d’être pleinement accepté par la société.

Nous pouvons soulever ici le fait qu’il n’est nullement indiqué dans cet outil de prévention, si les indicateurs présentés doivent être pris en compte mutuellement ou si ceux-ci peuvent être considérés séparément. Ce qui en définitive n’aide pas vraiment les professionnels de l’éducation à repérer un élève ou étudiant réellement en phase de radicalisation.

Face à une telle initiative, le Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) déplore et dénonce  une fois de plus l’institutionnalisation de l’islamophobie au sein de notre société. Entre 2012 et 2013, il a pu noter une augmentation globale de 47,33% d’actes islamophobes à destination des individus et/ou institutions. Mais également que 56% des discriminations à l’égard de personnes musulmanes avaient lieues au sein des services publics[3].

Une diffusion plus large de cet outil de prévention, tel qu’il est établi aujourd’hui, laisserait sans doute craindre une perpétuation de ceux-ci.

Devant ce type de discours stigmatisant, permettant à certains de faire l’amalgame entre l’Islam, tel qu’il est vécu et pratiqué au quotidien par de nombreux citoyens, et les mouvements extrémistes, qui ont une lecture fallacieuse et dangereuse des textes religieux, les musulmans tendent de plus en plus à se réapproprier la parole publique en déployant des initiatives telles que l’opération « Pain au chocolat » organisée le 10 octobre 2012, en réaction aux propos de Jean-François Copé lors de son meeting à Draguignan, la campagne 2.0 #notinmyname de l’association londonienne Active Change Foundation (ACF) ou encore la création du Festival Mokhtar Awards, 1er Festival de courts-métrages sur l’Islam, ouvert à tous (musulmans/non-musulmans, amateurs ou professionnels, français et internationaux), lancé en 2013.

Ce qui démontre l’importance et l’impact des mots, des discours prononcés dans l’espace public par les personnalités politiques, les médias ou autres acteurs sociaux. En effet, une prise de parole publique fait souvent l’objet d’un conflit d’intérêts car, comme le rappelle Pierre Bourdieu, «communiquer est un enjeu de pouvoir»[4].

 Inès CHIKHAOUI

[2]    Ervin Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuits, 1975, p.14
[4]    Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Editions Fayard, octobre 1982

Sources :

http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2014/05/cir_38287.pdf

http://www.mediapart.fr/article/offert/aca654485c69f76b9cde49a87ad32e0c

http://www.islamophobie.net/articles/2014/11/22/islamophobie-education-nationale

http://www.islamophobie.net/articles/2014/11/25/lutte-contre-la-radicalisation-ou-islamophobie-institutionnalisee

http://www.ajib.fr/2014/11/islamophobie-les-dijhadistes-selon-le-ministere-de-leducation-nationale/?utm_content=buffer37c20&utm_medium=social&utm_source=facebook.com&utm_campaign=buffer

Vienne Philippe, « Au-delà du stigmate : la stigmatisation comme outil conceptuel critique des interactions et des jugements scolaires », Education et sociétés 1/ 2004 (no13), p. 177-192 www.cairn.info/revue-education-et-societes-2004-1-page-177.htm

Gustave-Nicolas Fischer, La psychologie sociale, Editions du Seuil, avril 1997

http://www.carhima.all2all.org/IMG/pdf/l_immigration_au_prisme_des_medias.pdf


Inès Chikhaoui
Inès Chikhaoui
Etudiante en Master 1 puis Master 2 (2014-2015).