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Big Corpo : politiser l’enjeu publicitaire à l’heure de l’hégémonie des multinationales

Campagne du RAP (Résistance à l’Agression Publicitaire), Strasbourg, 26 juin 2020

En mai 2020, un rapport intitulé Big Corpo. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique est rendu public. Il a été réalisé par une coalition de vingt-deux associations, le SPIM (Système publicitaire et Influence des Multinationales), qui compte dans ses membres le RAP (Résistance à l’Agression Publicitaire), ATF (les Amis de la Terre France) et CSF (Communication Sans Frontières). Cet épais rapport de plus de 200 pages (disponible ici en PDF) dénonce les dégâts causés par l’industrie publicitaire sur l’environnement ainsi que sur la vie sociale, économique et politique. Renaud Fossard, membre de l’Association RAP et co-auteur du rapport, a accordé un entretien exclusif à Avril21. Il souligne que l’enjeu publicitaire n’est pas que symbolique, il est aussi une question politique, économique, sociale et environnementale. Cet argument est défendu par les auteurs du rapport, qui regroupe à la fois des militants et des chercheurs universitaires issus de diverses disciplines – économie, sociologie, sciences de l’information et de la communication. Le document propose ainsi ce que l’on peut appeler une politisation experte de la question publicitaire en cherchant à renforcer la légitimité scientifique de l’argumentaire. A travers un travail de recherche empirique fondé sur une méthodologie rigoureuse, l’objectif est de promouvoir un nouveau modèle publicitaire. On peut toutefois se demander dans quelle mesure, où à quelles conditions, les mouvements « anti-pub » peuvent lutter politiquement en diffusant leurs analyses et revendications dans les médias de masse, dans la mesure où les modèles économiques de ces derniers sont de plus en plus fondés, précisément, sur le financement par la publicité commerciale. 

Dénoncer l’ordre politique et économique néolibéral

A l’origine, les mouvements « anti-pub » sont importés de Californie. Ils font une apparition publique remarquée en France en 2003 lors d’actions spectaculaires dans le métro parisien. Au départ, l’objectif est de lutter contre la “société de consommation” et le capitalisme à travers l’un de ses volets les plus visibles : la publicité. Aujourd’hui, l’accent est mis davantage sur l’impact environnemental et climatique de l’industrie publicitaire. En montrant les dépenses colossales qu’engendre la publicité commerciale, le marketing promotionnel et la communication d’influence, les mouvements « anti-pub » soulignent les conséquences du pillage des ressources non renouvelables et des émissions de CO2, pointant du doigt la consommation excessive de produits énergivores. Ils prennent ainsi le cas exemplaire de l’automobile, premier investisseur publicitaire du pays. Que penser de la promotion publicitaire de véhicules SUV ou de 4×4 qui sont les plus polluants, sachant qu’en France 31% des émissions de gaz à effet de serre sont dues aux transports ? Les associations dénoncent l’irresponsabilité des entreprises au regard de la question environnementale. Ils mettent aussi en exergue l’impact de la communication au sein des industries et des multinationales, qui nient l’impact environnemental de leur activité, et dont les opérations de « greenwashing » ne font pas illusion. Ainsi, les mouvements « anti-pub » ne se contentent pas de dénoncer la violence symbolique qu’exercent les pratiques “manipulatrices” de la communication publicitaire : ils pointent aussi du doigt l’impunité des multinationales face à leur impact sur l’environnement.

Le rapport Big Corpo est disponible sur le site du SPIM : https://sp-im.org/

Mais cette critique ne s’arrête pas là et intègre celle de ses effets  anti-démocratiques. L’industrie publicitaire en France représente en effet une dépense supérieure à 46 milliards d’euros par an, si l’on inclut ses composantes traditionnelles (la communication commerciale, le marketing promotionnel pour ne citer qu’eux), les activités additionnelles de marketing promotionnel et les ressources humaines. Or 672 grandes entreprises concentrent 80 % de ces dépenses. La privatisation de l’espace public par l’affichage publicitaire favorise la position d’oligopole de ces multinationales, mais soulève des problèmes démocratiques, notamment en matière de protection des données personnelles. Malgré la mise en place d’une législation spécifique par les autorités publiques, les multinationales utilisent des stratégies de « greenwashing » afin de mettre en scène leurs supposées activités en faveur « du climat » et d’obtenir une légitimité démocratique assise sur leur prétention à défendre l’intérêt général. Par ailleurs, certaines hauts cadres dirigeants de ces entreprises tirent bénéfice du « pantouflage » ou du « rétropantouflage » – pratiques utilisées pour influencer les décisions publiques, le lobbyiste se réorientant professionnellement vers des postes de décisions publiques – afin de contrôler les processus décisionnels dans les institutions publiques et privées. Les lobbies publicitaires mènent ainsi des activités de défense de leurs intérêts auprès des pouvoirs publics, dans le but d’influencer la conduite des politiques et l’évolution du cadre normatif. Ces pratiques consistent à créer des réseaux d’interconnaissance entre les hauts fonctionnaires et les lobbyistes pour favoriser leurs intérêts communs sous forme sonnante et trébuchante.

Médiatiser la cause « anti-pub » dans des médias financés par la publicité

Cette critique environnementale et politique des effets de la publicité fait du problème publicitaire un candidat possible à une mise à l’agenda politique et médiatique. Pourtant, dans ce processus de construction d’un problème public, la seule force et la rigueur de l’argumentaire ne semblent pas suffire. Comment diffuser un message relatif aux effets néfastes de la publicité dans un champ politique où le lobby publicitaire pèse de tout son poids, et dans des médias de masse qui sont eux-mêmes financés par l’achat d’espaces publicitaires par des annonceurs ? Il est dans l’intérêt des associations « anti-pub » d’être en recherche d’une “visibilité médiatique”, afin de toucher de larges fractions de l’opinion publique. Mais cet objectif se heurte à plusieurs obstacles.

Dans un premier temps, comme l’explique Renaud Fossard en entretien, les associations membres du SPIM ont mis à profit leur réseau de sympathisants pour diffuser le rapport Big Corpo, favorisant des médias favorables aux alternatives écologistes (comme le quotidien en ligne Reporterre) ou des médias généralistes nationaux « de référence » (Le Monde). Le réseau a ainsi pu rallier des médias situés politiquement à gauche et à l’extrême gauche et sensible aux enjeux écologiques. Cette stratégie est cohérente avec les réflexions développées dans le rapport, en particulier dans son chapitre 10 : les associations ne militent pas contre la communication et la médiatisation, mais pour un modèle alternatif à travers en particulier des médias indépendants de la publicité. Le SPIM a également obtenu le soutien de parlementaires de l’opposition de gauche, comme des députés du Parti Socialiste ou de la France Insoumise. Le rapport remet en cause le fonctionnement actuel des aides publiques à la presse, censées garantir le pluralisme et l’indépendance des médias vis-à-vis des « puissances d’argent ». Or ces aides tendent à favoriser non pas les médias à « faibles revenus publicitaires » – qui bénéficient d’aides minimales – mais les médias commerciaux, qu’il s’agisse de la presse IPG (d’information générale et politique) ou de la presse magazine spécialisée. Des alternatives sont suggérées par les associations, comme le changement de la signification du nom d’IPG en « presse d’Information politique et citoyenne »  qui intégrerait les médias indépendants fonctionnant sans publicité. Ou encore le fait de modifier la proportion maximale de financements publicitaires pour être éligible à l’aide de l’IPG au pluralisme et introduire au portefeuille publicitaire un critère additionnel d’une ventilation de ces financements à un maximum et mettre en place une taxe sur la publicité.

Un deuxième paradoxe de cette stratégie de publicisation peut être souligné. Il tient aux relations entre les associations anti-pub et le “web”, en raison de l’impact croissant de la publicité dans les médias numériques, avec notamment les outils numériques de « surveillance » (Big Corpo, p. 78) qui utilisent des traceurs publicitaires via les “cookies”, (Facebook, Twitter, etc.). Les associations « anti-pub » ont en effet besoin des réseaux sociaux pour faire connaître leur activité militante, alors que leur gratuité apparente masque leur financement par l’industrie publicitaire. On peut penser à la vidéo de promotion du rapport diffusée sur la page Facebook de “Résistance à l’Agression Publicitaire » le 10 juin 2020 pour attirer le plus possible l’attention des internautes sur la publication du rapport. La stratégie des mouvements anti-pub pour contourner cette difficulté a consisté à utiliser des outils de communication alternatifs “éthiques”. Les mouvements anti-pub imaginent ainsi des solutions concrètes pour limiter l’emprise de la publicité, en s’intéressant par exemple aux logiciels libres et de collectivisation pour s’émanciper des géants des réseaux sociaux et reprendre le contrôle des données numériques en rendant « public, modifiable et non-appropriable » (Big Corpo, p. 189) le code source des logiciels. 

La réception médiatique du rapport Big Corpo entre bienveillance, indifférence et hostilité 

Le rapport a bénéficié d’une couverture non négligeable dans la presse généraliste, mais aussi dans la presse indépendante et militante située politiquement à gauche (Bastamag, Reporterre…). Cependant, l’absence de traitement médiatique à la télévision mérite d’être soulignée. On peut faire l’hypothèse qu’elle s’explique par l’étroite dépendance des chaînes de télévision à leurs annonceurs publicitaires. On se souvient de la phrase célèbre de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, en 2004 : « à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […] Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible » (Les dirigeants face au changement, 2004). La presse écrite dite de “référence”, comme les quotidiens Le Monde ou Libération, peuvent de leur côté être en partie financés par les abonnements et les aides publiques.

Renaud Fossard, responsable du programme SPIM et co-auteur du rapport Big Corpo (entretien en visioconférence, 7 octobre 2020)

Le traitement médiatique du rapport est, selon Renaud Fossard, plutôt positif. Le problème réside selon lui dans un traitement très factuel, qui s’arrête à la dimension environnementale et occulte les dimensions économiques et politiques pourtant fortement présentes dans le rapport (comme dans cet article du Monde paru le 12 juin 2020).  Ainsi ce cadrage médiatique marginalise les analyses du rapport au sujet des impacts politiques et sociaux de l’industrie publicitaire, ainsi que sur l’enjeu démocratique et psychologique qu’il représente . Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Renaud Fossard souligne que, la notion « d’opinion publique » est ambigüe puisque un tel rapport ne peut toucher qu’une minorité de la population en raison de l’expertise scientifique qu’il propose, qui s’adresse plutôt au milieu des élites journalistiques, scientifiques et politiques. Anticipant ce réception réduite, le SPIM a décidé de lancer le hashtag #BigCorpo qui a reçu un certain succès sur les réseaux sociaux. Il a également publié un petit fascicule de quelques pages, très travaillé sur le plan visuel, qui se veut rapide à lire, afin de simplifier la compréhension du rapport. L’accueil réservé au rapport a ainsi été “très satisfaisant”, selon Renaud Fossard, qui se félicite du fait que le rapport ait pu contribuer à faire entrer dans les esprits des citoyens une problématisation politique des enjeux de la publicité. 

Cependant, le rapport Big Corpo a aussi fait l’objet de comptes-rendus plus nuancés voire hostiles. On peut citer un article de Thierry Libaert, expert en communication des organisations, paru dans une revue, qui propose une analyse plus modérée : “la publicité doit accomplir sa mutation […] mais évitons de faire reposer cette responsabilité exclusivement sur la publicité’’. Thierry Libaert encourage une prise de conscience des enjeux environnementaux et « sociétaux » mais défend la publicité comme un acteur économique majeur du monde contemporain. Des professionnels de la publicité ont remis en cause le rapport. Dans une tribune écrite par Bertille Toledano, la présidente de l’agence publicitaire Babinet Erra Tong Cuong (BETC France) se fait la porte-parole des professionnels de la publicité. Selon elle, la profession regrette que le rapport soit composé de « réflexions extrêmement sévères sur [leur] métier, accusé de ‘consommer la planète’. Elle estime, au nom des professionnels du secteur, que la publicité contribue au progrès : elle serait  “le relais des aspirations des gens”. Autrement dit, la publicité ne devrait pas être perçue comme néfaste mais comme fondamentale pour l’économie du pays afin de soutenir “un modèle de croissance qui, s’il n’est pas parfait, reste le plus à même de créer des emplois“. La publicité serait donc un moteur de la consommation, et donc de la croissance, autrement dit un secteur plus que jamais utile dans une économie fragilisée par le contexte sanitaire. Ces propos reposent sur le présupposé selon lequel la « croissance » économique aurait des effets intrinsèquement positifs pour le plus grand nombre. On peut se demander s’ils ne tendent à confirmer la thèse de Marie Bénilde, auteure d’un livre sur les rapports entre la publicité et les médias : « bien plus qu’une émanation superficielle de la société néolibérale, la ‘pub’ en est un des composants moteurs […] La publicité n’a rien d’une douce musique d’ambiance, mais s’impose à nous sous son vrai visage : une idéologie au service de la préservation d’un ordre économique et social » (p. 12-14).

Quoi qu’il en soit, ce rapport est parvenu à publiciser et politiser l’enjeu des effets et des méfaits – écologiques et démocratiques – de la publicité commerciale. Le SPIM est parvenu, à travers une stratégie de communication efficace mobilisant le service d’un plaidoyer diffusé via les réseaux sociaux, des soutiens associatifs et certains médias généralistes et alternatifs. Pourtant, si le grand défi des mouvements anti-pub est de “gagner le débat d’opinion, et ensuite gagner le débat législatif » (R. Fossard)– notamment autour d’un projet de « loi Evin » de la publicité, il reste de nouveaux paliers à atteindre et de nombreux obstacles à surmonter.

Victor LOISON, Sofiane MOUSSA, Majda OUJANA, Lola QUELVEN, Thuvaraka THARMARAJAH, Michaela SOMMA, Quynh-Anh TO (Promo 2020-2021)