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Indymedia, vingt ans après : du premier « Centre de Médias Indépendants » aux médiactivistes des réseaux sociaux (1999-2019)

Source : A. Ménagé (06/10/2019)

La plateforme d’information et de communication militante Indymedia ou Independent media Center (IMC), créée en 1999 lors des manifestations contre la troisième conférence interministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce à Seattle (Etats-Unis), fête son vingtième anniversaire cette année. Une conférence du réseau de chercheurs et de militants OURMedia/NUESTROSMedios lui était consacrée à Bruxelles du 27 au 30 novembre. Figures incontournables du « médiactivisme » dans le cadre des mobilisations altermondialistes, les collectifs Indymedia – plus de 150 répartis dans 60 pays à leur apogée – entendent proposer une alternative anti-capitaliste, anti-fasciste et anti-sexiste aux médias de masse en produisant une information au service des luttes pour la justice sociale et environnementale globale. Fondés sur un dispositif de publication ouverte (open publishing) grâce auquel n’importe quel internaute peut, en théorie, publier du contenu, les collectifs Indymedia ont parfois eu maille à partir avec les autorités et la justice de leur pays. A l’heure de l’omniprésence des réseaux socio-numériques dans les pratiques militantes, on peut s’interroger sur l’avenir mais aussi l’héritage d’Indymedia, aujourd’hui en déclin malgré des collectifs encore en activité. Vingt ans après la création d’Indymedia, quelle place occupe la plateforme dans le médiactivisme en ligne ? 

Become the media : une plateforme d’information militante au service des luttes sociales

Le premier centre Indymedia naît en novembre 1999 grâce à des « médiactivistes »[1] qui anticipent un traitement journalistique défavorable des manifestations contre l’OMC à Seattle par les médias traditionnels. Mettant en lumière des informations favorables aux revendications des groupes militants, ils participent pleinement à la « bataille de Seattle » durant laquelle ont lieu des affrontements dans les rues marquant un tournant décisif dans les luttes contre la « mondialisation néolibérale » [2]. De nouvelles pratiques de communication autonomes voient le jour, comme la couverture en direct des manifestations suivie de productions médiatiques plus élaborées. Le documentaire This is what democracy looks like est ainsi produit à partir des rushs de dizaines de vidéastes présents sur place.

Les IMC connaissent un succès rapide et important. Plusieurs autres sites web d’information se revendiquant de la mouvance Indymedia émergent rapidement d’abord aux Etats-Unis, puis en Europe. En 2009, la plateforme affiche 180 collectifs qui publient en 15 langues. Elle se présente comme une agence de presse alternative, multinationale et multimédias, fonctionnant de manière autogérée et décentralisée. La plateforme est présente dans une soixantaine de pays différents, dont une grande majorité est toutefois concentrée dans les pays dits du « Nord » (Amérique du Nord, Europe occidentale, Australie). Chacun des sites locaux est géré́ par un collectif de militants bénévoles, qui se recrutent dans les mouvements anticapitalistes, anti-autoritaires et anti-sexistes.

L’avènement d’Indymedia repose sur un principe d’inspiration libertaire, l’open publishing, définit par Matthew Arnison comme un processus en ligne de création de texte, audio et vidéos d’actualités, par des méthodes qui se veulent entièrement transparentes pour les lecteurs[3]. Selon ce principe, tout le monde peut publier librement des informations afin de « changer le monde en l’améliorant », sans contrôle éditorial a priori.  Le slogan célèbre du chanteur Jello Biaffra[4] « Don’t hate the media, become the media » est un condensé des principes fondateurs d’Indymedia.

L’enjeu – politique et pas seulement technique – est d’autonomiser les luttes vis-à-vis des grands médias qui maltraitent ou ignorent la parole militante. Les activistes s’en prennent régulièrement aux experts, journalistes, éditeurs et dénoncent leur prétention au monopole du savoir et des opinions légitimes. Ils entendent ainsi effacer la frontière entre les producteurs de l’information – actifs – et les consommateurs d’informations – réputés passifs. C’est en cela que la mise à disposition d’un outil d’expression pour une multitude de voix, une diversité́ de visions politiques et une pluralité́ de récits leur semble une solution pertinente.

Selon le sociologue et philosophe marxiste John Holloway, le collectif Indymedia rejette l’idée même de prise de pouvoir, et ne vise pas à construire un « contre-pouvoir » mais plutôt un « anti-pouvoir »[5]. Une publication d’Indymedia Grenoble de 2005 annonce ainsi : « nous voulons en finir avec le journalisme ». Les médiactivistes s’inscrivent dans une tradition de critique des médias qui dénonce la marchandisation de l’information et le « journalisme de connivence »[6]. Considérant les médias comme les « chiens de garde » de la classe dominante, les médiactivistes d’Indymedia prônent un système plus transparent, ouvert et égalitaire pour une démocratie plus participative à travers une critique et une contestation qui rassemble de nombreux militants grâce, notamment, à des plateformes en ligne. 

Logo du collectif Indymedia Bruxelles

Le web 2.0 : la fin d’Indymedia ou l’avènement d’un nouveau médiactivisme 

Quel avenir pour la plateforme Indymedia à l’ère du « webactivisme 2.0 » ? La question mérite d’être posée dans la mesure ou les supports d’expression se sont multipliés de manière exponentielle à partir des années 2010. Il faut ici rappeler que la plateforme a été créée en 1999, c’est à dire aux débuts de l’internet accessible au grand public. Depuis, les outils d’auto-publication tels que les réseaux sociaux (Facebook et Twitter par exemple) ou les plateformes de Wiki permettent également de créer du lien et de publier du contenu d’information accessible à tous.

Si Indymedia se place à sa création en position avant-gardiste en ce qui concerne l’open publishing, nous pouvons nous demander si, actuellement, elle ne paraît pas dépassée sur la forme (site obsolète, peu mis à jour). Aujourd’hui plus que jamais, chacun peut être acteur de l’information grâce à un simple smartphone et une connexion à internet. L’anniversaire d’Indymedia nous pousse à s’interroger sur l’avenir même du journalisme à l’ère du web. En effet la frontière semble de plus en plus poreuse entre journalistes professionnels et amateurs (sur les réseaux sociaux ou des sites militants tels que ceux du réseau Indymedia). Quel avenir pour Indymédia, alors que les réseaux sociaux permettent un activisme sur le web qui semble adapté aux répertoires d’action collective contemporains (information en direct sur les groupes, tweet, vidéo en direct) et aux supports du numérique (smartphone) ? Sans occulter l’appartenance de ces plateformes à des entreprises capitalistes qui vont à l’encontre des valeurs du réseau des médias indépendant, la question semble plus que jamais se poser. 

Par ailleurs, Indymedia a vu depuis quelques années en France son nom associé à des actes criminels (incendies de locaux de radios, de casernes de pompiers, de véhicules de police ou encore d’abattoir) ; qui ont été revendiqués sur la plateforme. Certaines pages ont été fermées provisoirement par la justice.[7] Ces revendications en cascade à l’échelle européenne (France, Allemagne ou Grèce) remettent en cause les valeurs fondatrices d’Indymedia, une plateforme où la liberté de publication est la règle, sans pour autant enfreindre la loi. Cela s’ajoute à un traitement médiatique en forte diminution en France, le terme “Indymedia” ayant totalement disparu des médias généralistes français depuis deux ans, comme l’indique le graphique ci-dessous.

Calcul effectué sur 12 titres de la presse généraliste nationale française (base Europresse)

Journalisme et médiactivisme

Selon Olivier Blondeau, auteur de l’ouvrage Devenir Media, L’activisme sur internet entre défection et expérimentation, Internet constitue un espace d’expérimentation particulièrement adapté pour les militants de l’information contemporains. En effet, depuis la naissance et le développement d’Internet, les usages et pratiques des militants se sont modifiés. L’espace de revendication qu’est la rue s’est alors élargi à l’espace numérique. L’arrivée du numérique constitue un profond bouleversement dans la manière dont les mouvements sociaux s’organisent et s’expriment.

Dominique Cardon et Fabien Granjon considèrent que le « mediactivisme » suit trois tendances principales : le développement de la mobilisation informationnelle par le bas, la revendication de transparence et la mise en avant d’un nouveau répertoire d’action[8]. C’est à travers ces trois caractéristiques que l’on voit naître de nouveaux médias alternatifs animés par les militants eux-mêmes. En cherchant à contrer le système médiatique contemporain et en s’appuyant sur internet, Indymedia va se positionner en leader du « médiactivisme » à l’international.

À travers l’avènement du « médiactivisme » et des outils comme Indymedia qui se constitue comme un organe des mouvements de contestation, nous voyons apparaitre ou réapparaitre une forme engagée de journalisme. Au début du XXe siècle le journalisme d’opinion avait donné place à un journalisme professionnel qui se voulait neutre et objectif, un processus qui avait contribué selon Denis Ruellan à « éteindre une tradition citoyenne d’information et de chronique qui permettait à des gens ordinaires de participer directement, légitimement, à cette fonction que d’aucuns disent si essentielle à la démocratie »[9]. Pouvons-nous dire que le « médiactivisme » marque un retour de cette tradition ? Dans un période de crise d’identité du journaliste et des médias, le journalisme professionnel a d’ores et déjà été amené à redonner de la place à la production de l’information par les profanes du journalisme – pour le meilleur et pour le pire !

Antonin Ménagé, Sofija Stojanovic et Tiphaine Barailhé (promo 2019-2020)



[1] Contraction de « media » et « activist », le néologisme mediactivist désigne des pratiques de production et de distribution de l’information à la frontière entre le journalisme et le militantisme. On peut définir ainsi le médiactivisme avec Dominique Cardon et Fabien Granjon comme « des mobilisations sociales […] qui orientent leur action collective vers la critique des médias dominants et/ou la mise en place de dispositifs alternatifs de production d’information » (Cardon D., Granjon F., Médiactivistes, Paris, Presses de SciencesPo., coll. Contester, 2010). Atton et Couldry définissent quant à eux les « médias alternatifs » comme l’ensemble des médias « produits en dehors des institutions et réseaux des médias dominants » (Couldry, N., Atton, C. (2003), « Introduction », Media, Culture and Society, vol. 25, Alternative Media, pp. 580).

[2] Smith, J. (2001) “Globalizing Resistance: the battle of Seattle and the Future of Social Movements”, Mobilization : An International Journal, 6(1), p. 1-20.

[3] Cité in Estienne, Y. (2011) « l’open publishing face au mythe participatif », Terminal, numéro 103-104, https://journals.openedition.org/terminal/2788

[4] Chanteur du défunt groupe punk californien Dead Kennedy’s

[5] Holloway J. (2008) Changer le monde sans prendre le pouvoir, Syllepse, Paris

[6] « Pour une information et un Internet libres : journalistes indépendants, médias associatifs et hacktivistes s’engagent » (2014), Passerelle n° 11

[7] [7] Guiton A. (2018) « Apologie du terrorisme : les demandes de retrait de contenu grimpent en flèche », Libération

[8] Cardon, D., Granjon F., (2013) Mediactivistes, Paris, Presse de Science po.

[9] Ruellan D., Les “pro” du journalisme. De l’état au statut, la construction d’un espace professionnel, Rennes, PUR, « Res Publica », 1997, p. 118..