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Les mobilisations féministes sur Internet : entre luttes anti-hégémoniques et reproduction des rapports sociaux de domination

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4. anti-feminisme_média4-1Les hashtags #Metoo et #Balancetonporc, diffusés à partir d’octobre 2017, illustrent l’importance prise par Internet dans les mobilisations féministes, qu’il s’agisse de faciliter l’organisation des actions collectives ou d’alimenter le débat public et politique. Si la presse a constitué historiquement une composante centrale du répertoire médiatique du mouvement féministe, entendu comme l’ensemble des outils d’information et de communication mis au service des mobilisations contre les oppressions subies par les femmes et pour l’égalité et la mise en valeur de leurs droits et des conditions réelles de leur existence, Internet s’impose à partir de la fin du XXème siècle comme un espace privilégié de communication dans et sur l’espace de la cause des femmes[1]. Toutefois, si les contributions en ligne semblent apporter au mouvement féministe un atout stratégique dans sa « guerre de position »[2] contre l’hégémonie de la culture patriarcale et les inégalités de genre qu’elle nourrit, en ouvrant le mouvement à de nouvelles couches sociales et à de nouvelles idées, on peut se demander si Internet ne contribue pas dans le même temps à des formes d’enfermement dans l’entre-soi militant.

Quand les féministes s’emparent du web

Chaque génération de militant.e.s féministes s’est construite autour de revendications et d’outils de communication particuliers. On peut distinguer trois étapes principales. La première, entre la seconde moitié du 19ème siècle et la Seconde Guerre mondiale, se caractérise par des revendications en termes de droits civiques et l’appropriation par les femmes des codes et des outils de la communication écrite, comme les tracts, les affiches, les pancartes et, bien sûr, la presse[3]. La deuxième étape a pour moteur la (ré)appropriation de leurs corps par les femmes, et pour outil privilégié de communication par l’image et la vidéo, dans un contexte de massification de la télévision et de développement de la presse magazine[4]. La troisième étape du mouvement a pour moment fondateur la Conférence de Pékin en 1995. Elle correspond selon Nengeh Mensah à une « réappropriation du terme ‘féministe’ par une nouvelle génération »[5], permettant au mouvement féministe de faire sien de nouvelles revendications et de nouveaux outils de communication, dont Internet.
Alors que l’égalité des chances et l’égalité des droits ont progressé au cours des dernières décennies – au moins sur le plan normatif à défaut de l’être en pratiques–, le mouvement féministe réclame de plus en plus non pas seulement une égalité de condition mais une égalité de considération pour les femmes[6]. Cela se matérialise par une exigence de parité de représentation des femmes dans les arènes médiatiques et politiques, comme l’illustrent les lois du 31 juillet 2007 et du 4 août 2014. Internet, notamment les réseaux sociaux, permet ainsi aux femmes de se mobiliser à faible coût, rapidement et à grande échelle contre les inégalités qu’elles subissent dans l’espace social, comme peuvent en témoigner les polémiques sur la « taxe rose »[7] ou sur la « taxe tampon »[8], qui reposaient sur une injustice relative aux prix et aux taxes différentes entre les femmes et les hommes.
Les réseaux sociaux ont pris une place forte dans la mise en place de la communication des organisations féministes. Alors que 53% des hommes sont des utilisateurs quotidiens des réseaux sociaux, ce chiffre est de 61% chez les femmes[9]. Du fait de la marginalisation des femmes dans l’espace public, ces réseaux prennent une place prépondérante en tant qu’outil de communication permettant de contourner les logiques inégalitaires en matière de genre des médias de masse. Un raisonnement optimiste quant au potentiel émancipateur des outils numériques invite à se demander si l’on n’entre dans une nouvelle « ère » de la communication politique, dans laquelle le webactivisme dispersé dans de nombreux foyers de contestation en ligne tendrait à se substituer aux « manifestations de papier » tournées vers les médias traditionnels[10].
Force est de constater qu’Internet a accompagné les transformations des luttes féministes au début du XXIe siècle. Les outils en ligne – sites web, forums, blogs, réseaux sociaux – ont permis la mise en relation de nombreux groupes d’intérêt constitués et accéléré des formes de subjectivation politique[11]. L’affirmation d’une démarche « intersectionnelle »[12] qui cherche à appréhender et combattre l’imbrication des rapports sociaux de domination, comme la classe, la race ou le genre, contribue à l’identification des « dénominateurs communs » entre plusieurs courants militants. C’est par exemple le cas de « l’afro-féminisme », défendu par le mouvement Mwasi[13], qui se positionne au carrefour des discriminations racistes et sexistes. Ses militantes ne se revendiquent ni « des antiracistes classiques, majoritairement masculins, ni des féministes universalistes, dites féministes blanches »[14]. On assiste ainsi à une convergence progressive de ces courants, comme le montrent les appels « Nous Toutes »[15] et « Nous aussi »[16], lancés en vue des manifestations contre les violences faites aux femmes du 24 novembre 2018.

D’une affiche de propagande, Rosie the Riveter, au mouvement “nouveau féminisme” incarnée par Beyonce Source : http://www.hollywoodreporter.com/news/beyonce-proclaims-girl-power-rosie-720434

Une affiche de propagande, « Rosie the Riveter », revisitée par le mouvement “nouveau féminisme” incarnée par Beyonce. Source : http://www.hollywoodreporter.com/news/beyonce-proclaims-girl-power-rosie-720434

Les contrastes du féminisme en ligne

S’il est illusoire de parler d’« un » féminisme au singulier, Françoise Picq, affirme néanmoins que, « si dans le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) des années 1970, des courants idéologiques étaient clairement identifiables, leurs frontières, aujourd’hui, semblent beaucoup plus plastiques[17] ». Dans quelle mesure peut-on attribuer aux mobilisations en ligne cette convergence au moins partielle des luttes féministes ?
Pour y répondre, il est nécessaire de remonter dans l’histoire. Les mouvements féministes sont à l’origine produits et dirigés par des femmes issues d’une élite sociale, comme l’illustre le cas de « suffragettes » au XIXe siècle dont les leaders cumulaient un capital économique, social et culturel réinvesti dans le combat politique. Mais dans la seconde moitié du XXe siècle, la massification de l’accès au diplôme et aux savoirs[18] a facilité l’accès à la lutte féministe à des femmes issues de milieux plus modestes. Peut-on pour autant parler d’une plus grande représentativité des organisations féministes ? Tout porte à croire que les mouvements féministes sont encore dirigés, la plupart du temps, par des femmes diplômées, appartenant aux catégories socio-professionnelles supérieures[19]. Ainsi, bien que des modes de communication en ligne plus accessibles se soient fortement développés, les destinataires des discours féministes ne se sentent pas forcément concernés ou compétents pour se les approprier. Si de nouveaux terrains de communication semblent s’ouvrir avec les réseaux sociaux, ceux-ci ne touchent pas forcément toutes les femmes, en fonction de leur âge, de leur situation familiale et professionnelle, de leur niveau de diplôme ou de leurs conditions matérielles d’existence. Un mouvement apparemment « planétaire » comme #Metoo a eu un impact différent selon l’origine sociale des femmes concernées[20]. Nicola Schieweck dénonce ainsi l’attitude « maternaliste » des féministes dites « universalistes » vis-à-vis des afro-féministes, qui dénoncent pour leur part l’ethnocentrisme et le sentiment de supériorité normative d’un “féminisme occidental” refusant de prendre en compte les différences culturelles. Or Internet et les réseaux sociaux ne peuvent à eux seuls modifier ce paradigme dominant, quand ils ne contribuent pas à creuser les écarts sociaux et/ou internationaux. En fonction des messages et de la composition des collectifs ou associations, les espaces numériques, souvent confinés, touchent des publics spécifiques dont les frontières ne sont pas magiquement abolies en ligne[21].

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“Vous pouvez ne pas être d’accord avec d’autres féministes et rester féministe”. Source : http://www.lallab.org/3-conseils-pour-assumer-son-feminisme/

Le traitement journalistique de l’information sur les féminismes joue également un grand rôle quant à la crédibilité des mouvements[22]. Erik Neveu rappelle que « le temps du journalisme n’est pas celui de l’analyse académique mais confrontée par la contrainte de produire à chaud un compte rendu »[23]. Le traitement de l’information peut donc influencer la pénétration sociale des idées, en leur permettant d’accéder ou non à une crédibilité, en fonction de l’opinion des équipes éditoriales sur les sujets traités, et selon les organisations qui les font émerger. En effet, certaines associations, ayant en commun avec les structures médiatiques des codes sociaux et culturels, feront l’objet d’un traitement favorable, alors que d’autres féministes, qui, par choix ou par méconnaissance, ne maîtrisent pas pas ces codes, connaissent un traitement médiatique plus défavorable – à l’instar des Femen, souvent jugées trop « radicales » dans leurs revendications et leurs répertoires d’action[24]. Si Internet ne supprime pas le journalisme, il offre cependant de nouveaux instruments d’action collective à ces femmes pour influencer ou passer outre ce traitement médiatique.

Le « cercle vicieux » du féminisme numérique

Si Internet a permis une progression dans la reconnaissance sociale et la structuration du mouvement féministe, celui-ci a aussi contribué à cristalliser des tensions et renforcé le décalage entre les discours militants, parfois très élaborés sur le plan théorique, et l’état du débat public sur ces questions.
Alors que 70% des Français déclarent que les féministes n’ont pas les bonnes méthodes et sont trop « agressives »[25], on peut se demander si internet ne crée pas une sorte de course à l’enfermement symbolique qui pousse certains mouvements féministes, afin de faire parler d’eux, à perdre l’adhésion d’une majorité dans le but de toucher les minorités actives. En effet, en raison de modes d’actions plus radicaux, ou d’un refus de jouer le jeu bureaucratique et politique, certaines organisations suscitent une défiance des professionnels des médias et de la politique, qui renforce la violence symbolique à l’encontre de ces contre-mouvements dans le débat public[26].
Christine Guionnet constate qu’ « un féminisme et un antiféminisme ordinaires trouvent donc désormais, sur le web, une caisse de résonance pour s’exprimer »[27]. Internet permet aux personnes engagées contre les féminismes de ne plus être condamnées à l’alternative entre le militantisme et le silence, mais leur donne au contraire la possibilité de pouvoir exprimer leur point de vue, avec une violence symbolique exacerbée et désinhibée. On a donc une forme de cercle – vicieux – qui se met en place. Plus les actions sont chocs ou radicales, plus la parole opposée à celle-ci sera violente, et vice versa.

Le deuxième mécanisme qui alimente le « cercle vicieux » est leur difficulté à agir sur l’agenda politique. En effet, les récentes mobilisations du mouvement féministe sont essentiellement cadrées en termes de « scandales », notamment sexuels, un cadrage qui fonctionne d’autant mieux qu’il répond aux contraintes commerciales croissantes auxquelles sont soumis les médias d’information. Le mouvement féministe est donc de plus en plus souvent condamné à subir l’agenda médiatique et politique, à réagir, et à subir plutôt qu’à contrôler l’interpénétration entre « hors-ligne » et le « en-ligne ». On peut alors se demander dans quelle mesure la réception et la médiatisation des hashtags #metoo et #balancetonporc ne sont pas davantage tributaires d’une structure des opportunités politico-médiatique favorable à (une certaine) prise en compte des problématiques liées aux rapports de genre, plutôt qu’aux seuls vertus du « cyber féminisme »[28]. Dans une telle hypothèse, si les mouvements féministes profitent de ces opportunités, ils ne peuvent cependant pas s’en satisfaire.
Pour le philosophe et militant communiste italien Antonio Gramsci, « l’hégémonie culturelle » correspond à la domination d’une classe dirigeante sur les appareils de production symbolique (religion, école, arts, presse…) qui permet de légitimer des pratiques quotidiennes et des croyances collectives favorables à ses intérêts de classe[29]. Si Gramsci explore en particulier la bataille culturelle menée par la bourgeoisie dans les sociétés capitalistes modernes, son analyse peut être étendue au système patriarcal. Dès lors, on peut se demander si cette publicisation du mouvement féministe via Internet marque une avancée sur le long terme de la « bataille culturelle » des femmes, ou bien si elle ne traduit pas un ajustement réciproque de la fraction dominante du mouvement – une bourgeoisie blanche, occidentale et éduquée – avec les intérêts bien compris de ses homologues des champs journalistique et politique.

Selim Ben-Amor, Clarisse Civil, Jana Chehadeh, Manon Christen (promo 2018-2019)


[1] BLANDIN C., « Le web : de nouvelles pratiques militantes dans l’histoire du féminisme ? », Réseaux, 201(1), 2017, p. 9-17.
[2] GRAMSCI A., Guerre de mouvement et guerre de position, Paris, La Fabrique, 2012.
[3] LEVEQUE S., « Femmes, féministes et journalistes : les rédactrices de La Fronde à l’épreuve de la professionnalisation journalistique », Le Temps des médias, 12(1), 2009, p. 41-53.
[4] CHUPIN I., HUBE N., KACIAF N., Histoire politique et économique des médias en France (2007) Paris, Repères, La Découverte, 2009.
[5] NENGEH MENSAH M., Dialogues sur la troisième vague féministe, Québec, Éditions du Remue-ménage, 2005.
[6] Tocqueville définit l’égalité de conditions comme l’égalisation des droits politiques et civiques (l’égalité des chances), l’égalisation des ressources et la mobilité sociale (l’égalité des droits) et la représentation égalitaire des rapports sociaux (l’égalité des considérations). (DE TOCQUEVILLE A., De la Démocratie en Amérique, France, Folio, 1991)
[7] The Pink Tax, par The Editorial Board, 12/11/2014, https://www.nytimes.com/2014/11/13/opinion/the-pink-tax.html (consulté le 18/11/2018)
[8] « #tampontax: bientôt la fin de règles inutiles? », par le Collectif Georgette Sand, le 24 mars 2015, http://cheekmagazine.fr/contributions/georgette-sand-tampon-tax-bientot-fin-regles-inutiles/ (consulté le 18/11/2018)
[9] JOUET J., NIEMEYER K., PAVARD B., « Faire des vagues. Les mobilisations féministes en ligne », Réseaux, 201-1, 2017, p. 21-57.
[10] CHAMPAGNE P., « La manifestation. La production de l’évènement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/52-53, 1984, p. 19-41.
[11] BRUNEEL, E. & GOMES SILVA, T., « Paroles de femmes noires : Circulations médiatiques et enjeux politiques. » Réseaux, 201-1, 2017, p. 59-85.
[12] DORLIN E., « Vers une épistémologie des résistances », in Sexe, Race, Classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx », 2009, p. 51-82.
[13] Prononcé « mouassi », ce mot signifie « femme » en lingala et en swahili. Cette association regroupe en non-mixité des femmes « afro-descendantes » qui peuvent être d’Afrique noire, antillaises, métisses et maghrébines.
[14] DELPHY C., Classer, dominer : qui sont les autres ?, Paris, La Fabrique. (2008)
[15] « #NousToutes : nous marcherons le 24 novembre », postée par Caroline De Haas, Mediapart, le 14/10/2018 : https://blogs.mediapart.fr/carolinedehaas/blog/141018/noustoutes-nous-marcherons-le-24-novembre (consulté le 18/11/2018)
[16] « Nous Aussi : Pour un cortège politique », tribune collective : https://gaypers.fr/sortie/Nous-Aussi-Pour-un-cortege-politique-370165 (consulté le 18/11/2018)
[17] In PICQ F., Libération des femmes. Les années-mouvement, Paris, Seuil, 1993
[18] Alors que la France comptait environ 200.000 étudiants en 1968, elle comptera plus de 1,8 millions durant les années 1980, et plus de 2,45 millions en 2016
[19] La catégorie des CSP+, ou catégories socioprofessionnelles supérieures regroupe les chefs d’entreprises, les artisans et commerçants, les cadres, les professions intellectuelles supérieures et les professions intermédiaires.
[20] « Balance Ton Porc est un mouvement pour l’élite », par BAFOIL P., Les Inrockuptibles, le 03/04/18, (consulté le 25/11/2018) https://www.lesinrocks.com/2018/04/03/actualite/balance-ton-porc-est-un-mouvement-pour-lelite-111066218/
[21] SCHIEWECK N., L’articulation de la catégorie race et du racisme dans le mouvement féministe des années 1970 en France, mémoire de Master 2 Recherche en sciences politiques, C. ACHIN et V. ROUSSEL (dir.), Université́ Paris 8, 2011.
[22] Tuchman G., “The topic of the Women’s movement”, in Making News. A Study in the Construction of Reality, New York, London, The Free Press, 1978, p. 133-155.
[23] NEVEU E., « Médias et protestation collective », in Éric Agrikoliansky et al. Éd., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines. La Découverte, 2010, p. 245-264.
[24] Selim M., Querrien A., « Femen. Un modèle globalisé d’autonomie politique », Multitudes, 53(2), 2013, p. 14-18.
[25] « Les français et le féminisme aujourd’hui : faut-il faire évoluer et renommer le féminisme ? » Étude Harris Interactive pour Grazia, 31/10/2014, (http://harris-interactive.fr/wp-content/uploads/sites/6/2015/09/CP_HIFR_Grazia_31102014.pdf)
[26] A ce sujet, voir Médiacritique(s), « Médias et sexisme », 26, janvier-mars 2018. URL: https://www.acrimed.org/Sortie-de-Mediacritique-s-no26-janvier-mars-2018
[27] GUIONNET C., « Troubles dans le féminisme. Le web, support d’une zone grise entre féminisme et antiféminisme ordinaires », Réseaux, 201-1, 2017, p. 115-146.
[28] BERTRANT D., « L’essor du féminisme en ligne », Réseaux, n° 208-2-3, 2018.
[29] Piotte J., La pensée politique de Gramsci, Lux, Humanités, 2010.