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Exposition « Peinture des lointains » : utopie tropicale et propagande d’État

vue de l'exposition "Peinture des lointains"

vue de l’exposition « Peinture des lointains »

Éclipsées pendant des années, 220 « peintures des lointains » ont pris place depuis le 30 janvier 2018 au musée du quai Branly – Jacques Chirac. 220 œuvres qui retracent la vision occidentale des colonies ultramarines aux XIXe et XXe siècles. Récit d’une collection d’art colonial, entre utopie tropicale et propagande d’État.

L’exotisme, passion des Occidentaux

Assoiffé de grandeur, l’Empire français embarque au XIXe siècle en direction des terres dites « sauvages » d’outre-mer. Hanoï, Le Caire, Tahiti, Alger : toutes ont le point commun d’avoir vu s’amarrer sur leurs côtes des aventuriers, des administrateurs et des marchands venus de France. Indispensables pour immortaliser l’instant, des peintres ont également été de toutes les expéditions. Pourtant, comme le montre cette exposition, leur mission a considérablement varié au fil des ans.

Au début des années 1800, les voyages sont brefs pour les peintres. Revenus en métropole, ils couchent sur la toile les souvenirs rapportés de ces destinations exotiques. À cette époque, l’étranger attire, fascine : les œuvres sont grandioses, exubérantes. Un peu trop d’ailleurs, à l’aune de la réalité. Paul et Virginie, les amants de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, sont la parfaite illustration de cette ivresse d’exotisme. L’orientalisme est alors naissant, et la France se passionne pour les paysages ambrés où s’entremêlent oueds sans fin, oasis mirifiques et silhouettes alanguies. Le cliché prend le pas sur la réalité.

Certains éléments passionnent particulièrement les artistes : les couleurs, la végétation foisonnante, et les femmes. En Océanie comme en Afrique, en passant par l’Asie, toutes sont représentées à la manière de naïades nonchalantes, érotisme à fleur de peau. Leurs visages, tantôt ébène, tantôt diaphanes, envoûtent et leurs courbes captivent.

Le flamboyant - Martinique (Jean Baldoui, 1930)

Le flamboyant – Martinique (Jean Baldoui, 1930)

Du rêve à la réalité

À l’aube du XXe siècle, quelques-uns de ces peintres explorateurs, à l’instar de Gauguin, vont choisir de s’établir dans une des contrées éloignées conquises par la France. L’art colonial se fait alors plus proche de la réalité, par un travail de naturalisation. L’ethnologie s’immisce dans la peinture. Les artistes occidentaux s’intéressent aux populations et à leurs cultures, les observent en se mettant davantage en retrait, pour reproduire leur quotidien avec la plus grande exactitude.

Peu à peu, les codes artistiques d’inspiration européenne s’effacent au profit d’une intense liberté de représentation. Les tableaux de la fin du XXe siècle, radicalement anti-exotiques, sont alors aux antipodes des œuvres du courant orientaliste.

L’art au service de l’État

Si la vision onirique des artistes occidentaux semble avoir laissé place, au fil des ans, à l’exercice de la naturalisation, l’exposition du Quai Branly met également en avant la dimension politique de l’art colonial. À la fin des années 1800, l’art se transforme en outil de propagande. En effet, bien souvent derrière ces 220 tableaux, se cache le gouvernement de l’époque : l’État, pour illustrer ses conquêtes et promouvoir la colonisation auprès des populations de la métropole, se met à passer des commandes via la marine marchande.

Baie d’Along (Lucien Lièvre, 1920/1930)

Baie d’Along (Lucien Lièvre, 1920/1930)

Dès lors, les peintres ont pour mission de représenter les bénéfices de l’exploitation des peuples et terres d’outre-mer. Minerais, bétail, et cultures s’étalent alors sur de larges fresques, prévues pour habiller les expositions coloniales internationales. Les colons prennent place sur les tableaux, et y sont présentés comme des figures bienfaisantes diffusant la civilisation auprès des peuples des tropiques. L’Empire rayonne et exhibe les richesses rapportées de ses aventures du bout du monde. La plus célèbre de ces expositions a lieu en 1931 à Vincennes, et accueille 8 millions de visiteurs. En une demi-journée, le public peut faire le tour du monde : temples reconstitués, mises en scène de la vie quotidienne et figurants directement importés des colonies européennes sont exposés dans un cabinet de curiosités à ciel ouvert. Vestige de cette manifestation coloniale, Le Palais de la Porte Doré (initialement musée des arts africains et océaniens) est aujourd’hui devenu le Musée de l’histoire de l’immigration.

La vocation de ces gigantesques démonstrations « culturelles » est alors de convaincre les Français de métropole des avantages de l’impérialisme, pour les colons, comme pour les colonisés. L’art, habituellement libre de toute considération d’usage ou d’intérêt, est instrumentalisé au profit de la diffusion d’une idéologie. Il n’est plus une finalité en soi, et devient simplement un médium au travers duquel s’exprime une cause politique. Les peintres doivent se plier aux volontés de l’État et y conformer leur projet artistique, pour exposer le potentiel économique que représentent les colonies, et ainsi affirmer la grandeur de l’Empire.

Vu d’une époque où Internet permet d’avoir instantanément accès à une infinité d’informations, il peut être difficile de penser que l’art est alors aux XIXe et XXe l’un des seuls moyens de voir au-delà des frontières. Son impact, et son influence sur le public sont puissants : au-delà de la diffusion d’un message, la peinture coloniale bouleverse les représentations et façonne les pensées. L’évolution des mentalités est alors entièrement liée à l’évolution de l’art colonial.

Pour découvrir ces 220 toiles, et remonter le temps pour quelques heures, rendez-vous sur la mezzanine ouest du musée, où l’histoire se raconte. Une histoire qui aujourd’hui, dérange encore. Déconcertante, saisissante.

Anaïs Duval @anais_dvl_

(promotion M1, 2017-2018)

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Exposition « Peinture des lointains », musée du Quai Branly – Jacques Chirac, du 30 janvier 2018 au 6 janvier 2019. Entrée gratuite pour les moins de 25 ans.
Toutes images © Musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Gautier Deblonde