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Le pouvoir politique des séries télévisées : mythe ou réalité ?

couverture_88Les séries télévisées restent un objet d’étude original pour les chercheurs universitaires, bien que certains s’y intéressent depuis déjà vingt ans. Dans une interview datant de 2014, Marjolaine Boutet, docteure en Histoire et spécialiste des séries, affirme “qu’en France on pense par le noble”, et jusque récemment télévision et séries étaient considérées comme des objets dépourvus de légitimité intellectuelle[1]. Sous l’impulsion de la recherche américaine, les publications académiques traitant des séries sont pourtant devenues plus fréquentes. C’est dans ce cadre que s’inscrit le numéro “Les séries, politique fiction”, dirigé par Antoine Faure et Emmanuel Taïeb, de la revue Quaderni. Le dossier thématique porte sur les séries télévisées de type “drama”, c’est à dire d’une durée de 44 minutes à une heure. Il est composé de sept articles qui abordent le sujet sous des angles très différents. Le point commun qui ressort de la lecture de ce numéro est que chacun des auteurs s’interroge sur le potentiel politique des séries télévisées dans le monde réel, malgré leur dimension fictionnelle. La question se pose de manière bien plus aigüe aujourd’hui qu’il y a dix ans. Les séries sont passées d’un sous-genre déconsidéré, en raison du contenu – jugé pauvre – des soaps prépondérants à l’époque, à un genre à part entière, reconnu pour son inventivité et la qualité de sa réalisation. Pour les contributeurs de ce numéro, il s’agit donc de s’affranchir des préjugés afin de considérer les séries comme un genre digne d’analyse, un matériau de recherche ou même un outil pédagogique.
À la lecture de ces articles, nous comprenons que l’étude sérieuse des relations entre fiction et réalité dans les séries télévisées est absolument nécessaire. Il existe en effet une grande proximité entre le téléspectateur assidu et les personnages des séries qu’il regarde, puisque la fréquence de diffusion implique l’incursion récurrente de ces derniers dans son intimité. Cette présence des séries dans la vie quotidienne du téléspectateur pose la question de leur influence sur la vision de la société et sur le comportement des individus.
La revue Quaderni, communication, technologies, pouvoir, fondée en 1987 par Lucien Sfez[2] fait partie de ces publications qui accompagnent le regain d’intérêt pour l’étude académique des séries.La revue ouvre le champ des possibles en proposant des objets d’étude originaux, comme en 2014 avec un numéro consacré à “Penser la politique par le film”[3].
Le dossier intitulé “Les séries, politique fiction” est riche, dans la mesure où ses contributeurs ont des approches disciplinaires et des ancrages théoriques à la fois différents et complémentaires. Par sa diversité et la haute considération qu’il accorde à l’objet séries, ce numéro apporte une contribution importante à la littérature scientifique française sur le sujet.
Plus fournie, la littérature anglophone sur les séries comporte néanmoins un certain nombre de publications sérieuses, parmi lesquelles on peut citer DoctorWho and philosophy : Bigger on the inside (2010) de P.J. Smithka ou Watchingwith The Simpsons:Television, Parody, and Intertextuality (2006) de J. Gray. La tenue de colloques ou de cours consacrés aux séries se développe, notamment celui de Jason Mittel sur The Wire à l’université de Harvard (Bennett 2012)[4].
Précurseur de l’étude des séries en France, Dominique Pasquier publie en 1995 “Chère Hélène : les usages sociaux des séries collège” dans Réseaux[5], puis “Télévision et apprentissages sociaux : les séries pour adolescents” dans Sociologie de la communication en 1997[6]. Par la suite, Sabine Chalvon-Demersay, qui participe au numéro qui nous intéresse, traite en 1999 dans Réseaux de la série médicale Urgences. Les manifestations d’intérêt académique pour les séries se diversifient avec l’organisation dès 2009 de journées d’études intitulées Philoséries (Barthes et JeangeneVilmer 2012)[7]. David Buxton publie en 2010 l’ouvrage de référence Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production[8], que ce numéro spécial de Quaderni vient en partie contredire, puisque selon Medhi Achouche, « Buxton diagnostique l’absence de projet social » des séries télévisées. Ainsi, Sabine Chalvon-Demersay adopte ici une approche de sociologie des médias, tentant d’analyser le rôle des séries télévisées dans la compréhension du monde social. Emmanuel Taïeb explore l’usage des sciences sociales autour de l’objet séries, alors que Mehdi Achouche démontre quant à lui qu’une série peut informer sur les réalités politiques et sociales dans nos sociétés. Philippe Corcuff arrive aux mêmes conclusions dans son exploration – entre philosophie, sociologie et cultures ordinaires – des ressorts du genre noir, expliquant que la transposition de celui-ci dans le genre sériel permet à la fiction d’être plus liée au réel. Quant à Carlos Ossa, mêlant à la fois sociologie, histoire et communication sociale et politique, il affirme que les séries peuvent faire l’objet d’une instrumentalisation politique afin d’influer sur les systèmes de pensées et de valeurs des individus, et donc sur leurs comportements. Enfin, Pierre-Olivier Garcia et Sébastien Leroux, deux géographes, s’inscrivent dans un courant plus pratique afin de déconstruire – à partir d’une expérience pédagogique – le préjugé selon lequel les séries télévisées seraient des vecteurs de la pensée dominante dépourvues de qualité.
Antoine Faure et Emmanuel Taïeb, qui signent l’avant-propos du numéro dans un article nommé “Les esthétiques narratives : l’autre réel des séries”, y défendent la thèse selon laquelle les séries sont porteuses d’idéaux, beaucoup d’entre elles ayant pour objectif de réfléchir à l’état et à l’avenir de la société. C’est pour cela que les séries mettent en scène des situations et des personnages fictionnels, vecteurs d’univers, d’expérimentations et de solutions sociales alternatives, mais toujours en lien avec le monde réel. L’ambition du numéro est donc d’étudier tout ce que la fiction apporte au réel, mais aussi de s’intéresser à la part simplement fictionnelle des séries, et ce en questionnant les relations entre fond, forme et format. Si ce premier article est de qualité et lance les pistes de réflexion, les textes qui composent la suite du numéro ne sont pas tous d’égale pertinence.
Selon les différents contributeurs de ce numéro, les séries sont de plus en plus porteuses d’idées, de valeurs, voire d’idéologies politiques et sociétales en relation directe avec le monde réel. Carlos Ossa illustre cette thèse dans son article intitulé “Le Prince des images”, en expliquant comment les programmes télévisuels chiliens (telenovelas), utilisés par le régime dictatorial d’Augusto Pinochet comme un instrument de “soft-power”, obéissent au pouvoir et renvoient une image faussée de la société en totale dissonance avec la réalité. Cet article éclairant pâtit cependant d’un manque de rappels concernant le contexte politique du Chili à cette époque et à celle de la transition démocratique. Cette analyse de la série comme porteuse d’une idéologie en prise avec le monde réelse retrouve dans l’article que Mehdi Achouche consacre à “BattlestarGalactica et la politique fiction américaine”. Cet article mérite sa place au cœur du numéro, car il expose un questionnement transversal sur le rapport parfois poreux entre ce qui relève de la fiction et ce qui relève du réel. L’auteur y explore la manière dont BattlestarGalactica s’inspire des réalités politique et sociale des États-Unis contemporains, mais aussi la façon dont elle les éclaire et parfois même les influence. D’après Mehdi Achouche, on retrouve les mêmes peurs et enjeux dans la série que dans la société américaine des années 2000. En outre, selon le raisonnement de l’auteur, par les deux procédés que sont l’uchronie et la dystopie, BattlestarGalactica et son ‘monde secondaire’ parviennent à résonner chez les téléspectateurs, et ainsi à susciter une appropriation des idées de la série par les téléspectateurs, afin de les appliquer au réel.

Laura Roslin, personnage central de la série Battlestar Galactica

Laura Roslin, personnage central de la série Battlestar Galactica


Avec sa conception particulière du rapport à la temporalité et sa dimension éclairante vis-à-vis des mécanismes politiques à l’œuvre au sein de nos sociétés et de leurs répercussions dans un futur hypothétique, BattlestarGalactica semble en effet être un objet idéal d’étude quant aux relations entre réalité et fiction dans les séries. Mehdi Achouche va jusqu’à affirmer que cette série a pu servir de laboratoire expérimental pour les débats qui agitent la société américaine, permettant d’observer les répercussions concrètes de décisions qui n’étaient encore qu’hypothétiques dans la société réelle des années 2000. En prenant l’exemple de Jack Bauer dans 24h Chrono, Sabine Chalvon-Demersay montre aussi, dans son article “Responsabilité politique des héros de séries télévisées”, la façon dont les actions de ce personnage permettent en quelque sorte de tester, notamment au sujet de la torture, les potentielles conséquences concrètes des discours politiques post-attentats aux États-Unis.
L’auteure insiste, par cet exemple et de nombreux autres, sur la question du sens des responsabilités des créateurs de séries, qui ne semblent pas avoir conscience de l’influence dont celles-ci jouissent auprès de l’opinion publique. Sabine Chalvon-Demersay va même plus loin, affirmant que ce sont les personnages de séries eux-mêmes qui disposent de ce pouvoir d’influence. L’auteure propose donc de mettre au cœur de l’analyse de l’impact des séries les personnages eux-mêmes, et de les traiter comme on traiterait toute personne publique, en prenant au sérieux leurs idées et en leur répondant de manière argumentée. L’article de Sabine Chalvon-Demersay est notamment pertinent en ce qu’il met en avant que les personnages de fiction, « traversent sans difficulté les dispositifs de défense que les individus mettent en place dans leur vie ordinaire qui font qu’ils ont tendance à ne fréquenter que les personnes qui s’inscrivent dans leurs horizons politiques et idéologiques », ce qui rend ces personnages, selon elle, « des acteurs à part entière du jeu social ».
La majorité des contributeurs s’accorde cependant à dire que le téléspectateur n’est pas passif devant les séries, notamment grâce à leur format et à leur temporalité. Philippe Corcuff, auteur de l’article “Jeux de langage” sur les romans, films et séries noires, affirme que le format sériel, avec son laps de temps entre chaque épisode, permet aux téléspectateurs de réfléchir aux enquêtes fictionnelles en identifiant leurs propres préjugés sur la société dans laquelle ils vivent. Cet article, que l’auteur lui-même décrit comme exploratoire, consiste surtout en une analyse des transpositions du genre noir de la littérature au cinéma et aux séries, cela en vue d’un travail ultérieur. Il semble un peu étranger au dossier formé par le reste des travaux réunis dans ce numéro, puisqu’il consiste en une étude consacrée bien plus au genre noir qu’aux séries télévisées. Placé si tôt dans la revue, l’article découragerait presque de la lecture des textes suivants, pourtant bien plus pertinents.
Il est cependant intéressant de noter que, dès le début de son article, Phillipe Corcuff démontre que les séries télévisées d’aujourd’hui ne relèvent pas tant de la culture « populaire » que de la culture « ordinaire », et qu’à ce titre elles peuvent stimuler la recherche philosophique et sociologique et en nourrir la réflexion. Cette dimension est particulièrement étudiée dans l’article “House of Cards. Qu’est-ce qu’un coup politique fictionnel ?” d’Emmanuel Taïeb, qui évoque l’utilisation dans cette série de concepts sociologiques, tels que la lutte pour l’accès aux postes au sein de la série et la lutte pour les buts fondamentaux de Max Weber.
Franck Underwood, personnage emblématique de la série House of Cards

Franck Underwood, personnage emblématique de la série House of Cards


Emmanuel Taïeb met tout de même le lecteur en garde, avec raison, contre la tentation pour les chercheurs de considérer une série réaliste comme un miroir fidèle de la société, et ainsi de se laisser aller à la “sofa sociology”. A la lecture de l’article sur House of Cards et de celui sur la responsabilité politique des séries, il apparaît que malgré la dimension largement fictionnelle de cette série, elle est devenue plus vraie que le réel aux yeux de certains téléspectateurs. Ceux-ci ont ainsi opéré un “renversement de la naïveté”, considérant comme crédules les personnes qui ne prennent pas au sérieux la série, ce qui constitue une tendance dangereuse aux yeux de Sabine Chalvon-Demersay.
L’attitude prudente vis-à-vis de l’authenticité des séries, affirmée dans l’avant-propos et rappelée au centre du numéro dans l’article consacré à House of Cards, n’empêche cependant aucunement d’utiliser les séries comme un matériau riche que l’on peut exploiter. C’est la thèse de départ de l’article sur The Wire, qui démontre que la série peut être un outil pédagogique que l’on peut étudier avec une approche rigoureuse et académique, qui mobilise des savoirs historiques, sociologiques, géographiques et esthétiques. Cet article se distingue du reste du dossier dans la mesure où il ne propose pas une analyse de l’objet séries, mais plutôt un retour sur une expérience pédagogique qui ne remet pas réellement en cause la véracité de son postulat de départ. Il est donc cohérent de l’avoir placé à la fin du dossier.
Malgré la grande qualité de ce numéro, nous avons pu regretter la quasi-absence d’étude menée sur des téléspectateurs, ce qui ferait presque tomber les contributeurs dans l’écueil qu’ils dénoncent, la “sofa sociology”. Ainsi, il aurait été intéressant que ce numéro s’inspire davantage des cultural studies américaines (Neveu & Mattelart 2008), afin de mieux étudier la réception des séries et surtout leur réappropriation immédiate par le public.

Camille Dely

Mélanie Dosreis

Jade François

Lucie Henman-Roche

Youssara Id-Chrife

Pauline Wathelet

BIBLIOGRAPHIE
BUXTON David, 2011, Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, Paris, L’Harmattan, coll. “Champs visuels”, page 5.
CHALVON-DEMERSAY Sabine, 1999, “La confusion des conditions. Une enquête sur la série télévisée Urgences”, Réseaux, volume 17, numéro 95.
NEVEU Erik, MATTELART Armand, 2008, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, « Repères »
PASQUIER Dominique, 1995, “Chère Hélène. Les usages sociaux des séries collège”,Réseaux, volume 13, numéro 70.
PASQUIER Dominique &HEURTIN Jean-Philippe, 1997, “Télévision et apprentissages sociaux : les séries pour adolescents”, Sociologie de la communication, volume 1, numéro 1.
SITOGRAPHIE
BARTHES Séverine & JEANGENE VILMER Jean-Baptiste, “Table ronde”, France Culture, 2012, [enligne], https://www.franceculture.fr/sociologie/la-serie-tele-sinvite-sur-les-bancs-de-luniversite , mis en ligne le 26 Mai 2012, consulté le 21 Octobre 2016
BENNETT Drake, “This will be on the midterm. You feel me ?”, Slate, 2010, [en ligne], http://www.slate.com/articles/arts/culturebox/2010/03/this_will_be_on_the_midterm_you_feel_me.html, mis en ligne le 24 Mars 2012, consulté le 21 Octobre 2016.
ROUSSEAU Christine, “Entretien avec Marjolaine BOUTEL”, Le Monde, 2014, [en ligne], http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/04/18/marjolaine-boutet-il-y-a-un-desir-du-public-de-s-eloigner-du-cote-clinquant-des-series-du-type-les-experts_4403354_3246.html,  mis en ligne le 18 Avril 2014 , consulté le 21 Octobre 2016.


[1] ROUSSEAU Christine, « Entretien avec Marjolaine  BOUTEL », Le Monde 2014, (en ligne), http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/04/18/marjolaine-boutet-il-y-a-un-desir-du-public-de-s-eloigner-du-cote-clinquant-des-series-du-type-les-experts_4403354_3246.html., mis en ligne le 18 Avril 2014, consulté le 21 octobre 2016
[2] En 1977, Lucien Sfez crée la collection « La politique éclatée » aux Presses Universitaires de France (PUF). Il s’agissait alors de prendre conscience de la diversité des champs où le politique agissait. Ainsi la ville, l’entreprise, le corps, l’art, la littérature, la communication, les réseaux d’information, la télévision, le cinéma, ont-ils été successivement présentés et analysés par les auteurs de la collection comme autant d’objets politiques.
[3]GODMER Laurent, SMADJADavid (dir), « Penser la politique par le film »Quaderni 2015/1 (n°86). 96 pages. https://quaderni.revues.org/851. Un compte-rendu est disponible sur ce blog : [ajouter l’adresse quand il sera en ligne vendredi prochain]
[4] BENNETT Drake, “This will be on the midterm. You feel me ?”, Slate, 2010, [en ligne], http://www.slate.com/articles/arts/culturebox/2010/03/this_will_be_on_the_midterm_you_feel_me.html , mis en ligne le 24 Mars 2012, consulté le 21 Octobre 2016.
[5]PASQUIER Dominique, 1995, “Chère Hélène. Les usages sociaux des séries collège”, Réseaux, volume 13, numéro 70.
[6]PASQUIER Dominique & HEURTIN Jean-Philippe, 1997, “Télévision et apprentissages sociaux : les séries pour adolescents”, Sociologie de la communication, volume 1, numéro 1.
[7] BARTHES Séverine & JEANGENE VILMER Jean-Baptiste, “Table ronde”, France Culture, 2012, [en ligne], https://www.franceculture.fr/sociologie/la-serie-tele-sinvite-sur-les-bancs-de-luniversite , mis en ligne le 26 Mai 2012, consulté le 21 Octobre 2016
[8] BUXTON David, 2011, Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, Paris, L’Harmattan, coll. “Champs visuels”, page 5.